2. Problématique

Chez la personne aveugle, la perception de l’environnement s’étaye notamment sur une utilisation approfondie des canaux perceptifs disponibles en l’absence de vision. Ainsi, l’audition nous permet d’entendre et d’écouter, mais aussi de localiser assez finement et dynamiquement des sources sonores éloignées. La technique d’écholocalisation en est un exemple saisissant. Par ailleurs, le transfert intermodal permet d’intégrer et de coordonner des sensations tactiles, auditives et proprioceptives, qui contribuent toutes à construire un environnement stable et permanent (Hatwell, 2003).

Malgré la mise en œuvre de mécanismes vicariants et adaptatifs, se mouvoir sans voir constitue une tâche complexe, source d’un stress parfois important (Foulke, 1982 ; Peake & Leonard, 1971 ; Tanaka et coll. 1981, 1982 ; Wycherley & Nicklin, 1970). Comme l’ont souligné Thinus-Blanc et Gaunet (1996), la vision reste en effet le sens spatial par excellence jouant un rôle considérable dans l’acquisition de la connaissance et de la maitrise de l’environnement. L’absence de « pré-vision » perturberait ainsi l’interaction entre l’individu et son environnement, en rendant difficiles les anticipations perceptives et cognitives, contraignant la personne atteinte de cécité à intégrer des données sensorielles immédiates, et à recourir à des connaissances antérieures stockées en mémoire (structure des chemins, nombre de croisements de rues ou de changement de direction, etc.) (Hatwell, 2003). Par conséquent, la cécité entraine des spécificités dans la représentation de l’espace, ainsi que dans la locomotion. Elle influence les caractéristiques cinétiques de la marche d’une part, l’orientation d’autre part, mais aussi la charge cognitive et affective que nécessite le déplacement (Clark-Carter et coll., 1986 ; Hatwell, op. cit. ; Portalier & Vital-Durand, 1989).

Cette recherche s’inscrit dans le cadre de la théorie écologique de Gibson (1986). La perception y est considérée comme la lecture qu’un individu fait de son environnement (avec ses capacités, ses buts et intentions) grâce aux affordances, offertes par le lieu où il se trouve. C’est cette lecture filtrée de l’environnement qui lui permet de mener, in situ, une action dont il a l’intention. Une telle approche écologique repose sur un principe de mutualité entre l’individu et son milieu et fournit un espace original et intéressant à notre recherche.

Nous situons ce travail dans le lieu de déplacement quotidien de nombreuses personnes aveugles : l’environnement urbain. Ce dernier n’est pas une entité uniforme, mais une structure changeante, en évolution constante (Thomas, 2004a). En effet, dans son organisation, la ville offre au piéton des ambiances nombreuses et variées : scène visuelle, ambiance sonore, stimulations olfactives, etc. Nous présenterons au paragraphe 2 du chapitre « méthodologie » les différentes scènes urbaines retenues pour constituer le parcours urbain de cette recherche.

Notre questionnement concerne l’effet de la structure (et de l’ambiance qui s’en dégage) urbaine sur le système constitué par le marcheur aveugle et l’environnement urbain qu’il parcourt. Ne peut-elle pas, tour à tour, aider ou perturber ce système, en fonction des affordances disponibles et perçues par l’individu privé de la vue ? En accord avec notre revue de la littérature, nous proposons une approche descriptive de l’influence de l’ambiance urbaine sur la relation entre l’individu et l’environnement, considérée selon les trois axes suivants.

  • La perception et le ressenti : nous nous intéressons aux modalités sensorielles évoquées lors du déplacement sans la vue, mais aussi au ressenti que le piéton aveugle peut avoir de son environnement.
  • Le stress et la vigilance : stress et vigilance sont des composants majeurs de l’activité motrice (fight-or-flight response). Lors des déplacements urbains, le stress (perçu ou objectif) ainsi que le sentiment de vigilance qui en découle peuvent notablement infléchir les itinéraires pratiqués, ou entrainer des conduites d’évitement.
  • La représentation et la gestion de l’espace : liée à la perception, la représentation mentale favorise l’orientation ainsi que les prises de décision nécessaires pour arriver à destination. Elle constitue un support essentiel au déplacement.

La figure 22 ci-dessous propose une modélisation de cette interaction.

Figure 22 : Le piéton aveugle et l’environnement lors du déplacement urbain
Figure 22 : Le piéton aveugle et l’environnement lors du déplacement urbain