2. Synthèse des résultats et limites de la recherche

2.1. Ressentis et perception de l’environnement

Berthoz (1997, p. 287)définit le « sens » comme la « direction qui accompagne le sujet vers un but et qui est déterminé par lui. » Le terme « sens » traduit donc à la fois une modalité sensorielle, mais aussi une direction influençant la personne dans sa découverte de l’environnement.’

Les parcours commentés, qui constituent le premier contact avec le trajet, ont été particulièrement riches en informations. Ces entretiens au fil du déplacement nous ont montré que les participants distinguent les différents environnements rencontrés, notamment concernant leurs dimensions et configurations. Leurs commentaires font le plus souvent référence à l’audition, décrite comme la modalité sensorielle la plus utile dans cette situation. C’est un sens riche et complexe, permettant notamment d’identifier et de localiser spatialement les objets émetteurs ou réflecteurs de sons. Cette distinction entre localisation et identification dans la perception auditive évoque la différenciation des voies cérébrales mobilisées dans le traitement des informations visuelles permettant de localiser (Where) pour la voie dorsale et d’identifier (What) pour la voie ventrale (Schneider, 1969 ; Mishkin, Ungerleider & Macko, 1983 ; Ungerleider & Haxby, 1994). À notre connaissance, aucune recherche n’a mis en évidence les structures neurobiologiques qui sous-tendent ces deux fonctions dans le cas de l’audition.

En premier lieu, les sons et bruits urbains sous-tendent l’identification des éléments et évènements se déroulant lors de la marche. Dans notre parcours, les personnes reconnaissent régulièrement les passerelles en bois au-dessus de la rivière artificielle longeant le Rhône grâce au bruit caractéristique de la canne. De la même manière, une zone de jeu que nous croisons est très souvent mentionnée, en faisant référence aux cris des enfants… La circulation automobile ainsi que les feux sonores sont les éléments qui entrainent la plus grande vigilance quant à leur localisation. Ils constituent, en effet, les seuls moyens de se prémunir du danger de collision avec un véhicule.

En second lieu, les parcours commentés nous ont permis de comprendre que la localisation dans l’espace ne peut pas se réduire au simple fait d’entendre. Nous avons noté de nombreuses références au « sens des masses », deuxième modalité sensorielle évoquée par nos participants après l’audition. Nous comprenons ce sens comme le résultat de la capacité d’imbrication intermodale des informations auditivesspatiales (espace éloigné), des informations tactiles (espace de manipulation) et des informations proprioceptives (espace corporel) (Hatwell, 2003). Ainsi, là où certains objets semblent identifiés exclusivement à l'aide d'une seule modalité sensorielle (la circulation des véhicules, du tramway et des feux sonores perçus par l'audition, par exemple), d'autres le sont (plus ou moins explicitement) par différents sens qui coopèrent dans une sensation commune et parfois diffuse.

Des capacités spatiales de localisation de l’audition ont été démontrées dans la littérature, en particulier dans le cadre de la locomotion (Clarke et coll., 1975 ; Köhler, 1964). Elles prennent toute leur importance en l’absence de vision puisqu’elles permettent de localiser différentes sources sonores de l’environnement urbain, principalement en azimut (Hausfeld et coll., 1982). Rappelons à ce sujet que les processus de l'intégration auditive sont liés à l'intensité (le niveau sonore perçu du son), l'enveloppe des fréquences (qualité du son perçu), la stéréoacousie, l'écholocalisation et la réverbération (De Cheveigné, 2005).

Dans le parcours, nous avons relevé que le « sens des masses » est surtout mentionné dans les environnements sollicitant plusieurs entrées sensorielles. Il s’agit des scènes « Ruelles » et « Rue », dont la structure architecturale favorise également l’utilisation de l’écho, et qui présentent un relief au sol comme des dénivelés marquant le changement de fonction du lieu. La détection de rues perpendiculaires peut, par exemple, se faire grâce à la rupture dans la façade d’immeubles longée, qui crée une sensation de vide dans le flux sensoriel. Elle est aussi confirmée par l’identification du bruit de circulation de l'axe croisé, ainsi que par la détection proprioceptive de l'abaissement du trottoir, contraste signifiant l’arrivée sur la chaussée.

Figure 57 : Illustration de l’utilisation des capacités auditives spatiales dans le déplacement urbain
Figure 57 : Illustration de l’utilisation des capacités auditives spatiales dans le déplacement urbain

Source : Hugues (1989)

Nous avons noté que le « sens des masses » est également souvent évoqué sur la place. Cela ne contredit pas notre hypothèse dans la mesure où les participants, en arrivant sur cette scène, expriment presque toujours une forte sensation « d’ouverture » et « d’espace ». L’effet est d’ailleurs saisissant, puisque la place Raspail succède à une ruelle étroite et encaissée (un canyon urbain). Cette perception de l’ouverture exprimée dans les commentaires est toujours conforme avec l’environnement parcouru. Les trois adjectifs qui reviennent le plus souvent sont les suivants : « vaste », « large » et « étroit ». Ils caractérisent respectivement la place et les berges, la rue et enfin les ruelles. Les scènes sont donc perçues dans leurs dimensions avec justesse par nos participants.

Au-delà de leurs dimensions, les environnements urbains sont aussi source de variation pour les commentaires se rapportant aux ressentis exprimés in situ. Les scènes « Place » et « Berges » se distinguent ainsi à plusieurs reprises des scènes « Rue » et « Ruelles ». Ces deux dernières ont la faveur des aveugles, qui y expriment plus de plaisir, de capacité à se repérer et globalement moins d’anxiété. Les repères y sont plus saillants (bordures de trottoirs, flux sensoriels, thermiques, odeurs), facilement identifiables et l’environnement sonore est plus favorable à la localisation. Les marcheurs expriment un sentiment de sécurité marqué, relié à la possibilité de connaître leur position (le trottoir, la chaussée) et au guidage sonore et tactile offert par ce type d’environnement.

Les résultats obtenus au questionnaire proposé en fin d’expérimentation sont intéressants à double titre. Ils confirment, tout d’abord, que l’environnement a une influence significative sur les ressentis éprouvés par les marcheurs aveugles. Les différences entre les scènes se font principalement sur le « sentiment de tranquillité », de « sécurité », « d’aisance dans le déplacement » et de « besoin d’aide ». De plus, ils sont concordants avec ceux obtenus lors des parcours commentés : il y a donc une stabilité des ressentis éprouvés, qui restent conformes à la première impression, cela malgré une meilleure connaissance et expérience de l’environnement.

Les sentiments « d’aisance » et de « besoin d’aide » nous permettent de comprendre que les environnements se différencient en fonction des affordances qui sont à la disposition des personnes aveugles. Sur ce critère, deux types d’environnements se distinguent : la place Raspail et les berges du Rhône d’une part, les rues et ruelles d’autre part. Les ambiances urbaines qui résident dans ces lieux sont particulièrement différentes, notamment concernant les critères que nous avons retenus dans cette recherche. Le volume sonore environnant, l’ouverture de l’espace ainsi que le relief urbain concourent tous à créer des conditions plus ou moins propices à la déambulation sans vision. La rue et les ruelles offrent des possibilités qui semblent être plus en accord avec les modalités sensorielles utilisées par les aveugles. L’action constituée par le déplacement locomoteur est alors anticipée de façon plus favorable et envisagée plus sereinement, comme l’indique l’analyse des commentaires ainsi que des questionnaires. Cela nous permet maintenant de présenter une synthèse des résultats concernant l’évaluation du stress, ressenti et physiologique, lors du déplacement autonome.