2.2. Stress, vigilance et activité électrodermale : un modèle de l’attention ?

Dans cette recherche, nous avons retenu le terme vigilance dans le questionnaire proposé aux participants. Cette notion de vigilance correspond à un mécanisme attentionnel : elle est une dimension spécifique de l’attention. Pour James (1890, p. 403-404), qui a consacré un chapitre complet à cette question dans son ouvrage Principles of Psychology :

‘« Tout le monde sait ce qu’est l’attention. C’est la prise de possession par l'esprit, sous une forme claire et vive, d'un objet ou d'une suite de pensées parmi plusieurs qui semblent possibles. Elle implique le retrait de certains objets afin de traiter plus efficacement les autres. »46

La vigilance correspond à la dimension d’intensité de l’attention. Elle peut être faible (pendant le sommeil) ou au contraire d’un niveau très élevé (lors d’une situation de danger). La vigilance est définie comme la capacité à maintenir un niveau suffisant d’efficacité attentionnelle sur une tâche monotone, exigeant la détection d’événements qui se produisent rarement (Mialet, 1999). Cela est typiquement le cas lors d’un déplacement sans vision, entrainant une certaine monotonie (le balayement de la canne par exemple) mais nécessitant de pouvoir détecter le moindre indice significatif d’un danger, lors de la marche. Cette notion de vigilance peut également se rapprocher de l’état général d’activation cérébrale (SNA)47, que nous avons pu évaluer in situ grâce à l’activité électrodermale. La figure 58 ci-dessous présente l’évolution du niveau de performance (l’extraction d’affordances dans notre cas) en fonction du niveau de vigilance.

Figure 58 : Les niveaux d’activation
Figure 58 : Les niveaux d’activation

Les capacités d’extraction d’affordances (le « niveau de performance » ci-dessus) dépendent du niveau de vigilance du sujet. « Selon la loi de Yerkes-Dodson48, reprise et adaptée par Hebb, un individu émet des comportements d'autant plus efficaces que son état d'éveil n'est ni trop faible, ni trop élevé. Sous ce niveau optimal, la vigilance de l'individu diminue progressivement pour faire place à l'endormissement ; au-dessus, l'individu est de plus en plus perturbé, et ses comportements risquent alors de se désorganiser complètement » (Godefroid, 1987, p.483).
Nous avons rajouté, dans la partie extrême « d’activation forte », l’état de « stress » tel que nous le concevons dans ce travail.

Comme nous l’avons évoqué (premier chapitre, paragraphe 4.4), le terme stress est entendu dans notre recherche comme le décalage qui peut exister entre les capacités d’un individu et les demandes (ou informations) qu’il perçoit de son environnement. Par conséquent, nous comprenons l’augmentation du niveau de stress comme le dépassement des capacités optimales de vigilance de l’individu (état d’hypervigilance). Les résultats de cette recherche nous indiquent que les zones les plus stressantes sont celles qui mettent effectivement à mal l’extraction d’indices sonores. Sur la place Raspail, par exemple, la saturation importante du bruit environnant peut empêcher la détection des voitures en approche. De la même manière, l’absence de relief au sol met la personne en difficulté pour repérer les espaces où son déplacement peut se faire en sécurité. C’est donc notamment l’impossibilité de détecter des indices environnementaux (affordances), permettant au marcheur aveugle de continuer son action, qui le plonge dans un état de stress. Dans ce cas, les mesures de la vigilance (échelle analogique) et d’activation cérébrale (RED) sont à leur maximum et le niveau de stress ressenti (échelle analogique) commence à se développer. En effet, selon la loi de Yerkes-Dodson, cette activation forte peut aboutir à un état de désorganisation, lui-même très défavorable à une lecture et une analyse efficace de l’environnement… On observe que les deux types de mesures, subjective pour l’une, physiologique pour l’autre, progressent de façon cohérente dans un sens qui est celui de notre hypothèse, postulant un effet de l’ambiance urbaine sur le stress. La place est en particulier l’environnement le plus stressant du trajet.

Nous avons également dégagé de l’observation des mesures physiologiques la notion de « zones » sur le parcours. En effet, certains lieux sont très exigeants en termes d’activité du SNA (les « zones noires ») alors que d’autres semblent l’être beaucoup moins (les « zones blanches »). Il est intéressant de noter que les « zones noires » identifiées correspondent bien aux 12 nœuds que nous avons utilisés précédemment pour étudier la carte mentale et la gestion du déplacement. Selon Lynch (1960/1998), ceux-ci sont reliés par des routes, au centre desquelles sont positionnées nos « zones blanches ». Les résultats des analyses de l’activité électrodermale confortent notre intérêt pour la conception proposée par Lynch : le déplacement en aveugle est une navigation entre différents points de tension, les nœuds demandant une vigilance toute particulière. Ces emplacements doivent d’abord être identifiés, reconnus, pour permettre une décision adéquate concernant la direction à prendre. Les routes reliant ces points sont habituellement moins exigeantes en termes d’activation. La vigilance y est principalement influencée par l’ambiance offerte par l’environnement, comme le montre le contraste important entre la place et les autres scènes pour les « zones blanches ».

Comme nous l’avons souligné dans la présentation des résultats, il n’y a pas d’interaction entre l’effet de « l’ambiance » et l’effet de la « zone » sur l’état d’activation des marcheurs aveugles. Cela signifie que l’effet de l’un n’est pas modulé par l’effet de l’autre. En d’autres termes, le rapport entre ces deux variables n’est donc pas multiplicatif, mais simplement additif. Une « zone noire » dans un environnement défavorable n’est pas nécessairement plus stressante qu’une même « zone noire » dans un environnement plus favorable… Il s’agit de deux facteurs bien différents : les « zones noires » identifiées sur le parcours ne sont pas uniquement présentes dans des scènes aux ambiances défavorables, mais elles représentent des situations précises et indépendantes de l’ambiance, pour lesquelles les personnes prennent une décision relative à la poursuite du déplacement. Ce sont donc des emplacements dans lesquels les aides en faveur de l’accessibilité devraient permettre une lisibilité et une compréhension optimales. En effet, si nous nous référons à la loi de Yerkes-Dodson, (op. cit.) ces lieux sont particulièrement perturbants et désorganisants pour la personne aveugle.

Enfin, nous remarquons que lorsque les sujets longent les berges du Rhône, l’activation du SNA est identique à celle qui est observée dans la rue ou les ruelles. Cette donnée, qui nous a d’abord surpris, est à considérer à la fois au regard de notre échantillon et d’une spécificité de cet environnement. En effet, une majorité de sujets (8 sur 10) se déplace à l’aide d’une canne blanche. Tous sans exception ont identifié et utilisé un contraste de texture du sol entre la piste cyclable que nous suivons et une ligne de pavés qui délimite le chemin. Nous pensons qu’ils ont saisi là une affordance qui leur a permis une locomotion rectiligne et en relative sécurité.

Dans ce contexte, la mesure de l’activité électrodermale vient renforcer notre vision écologique du déplacement. Cette illustration permet de comprendre la perception originale que peut avoir un individu d’un environnement urbain traditionnel, avec ses capacités propres (effectivités). C’est probablement grâce à l’extraction de ce type d’affordances que les marcheurs aveugles ont pu évoluer plus sereinement dans l’espace ouvert et potentiellement dangereux que sont les berges du Rhône.

Notes
46.

« Every one knows what attention is. It is the taking possession of the mind, in clear and vivid form of one out of what seem several simultaneously possible objects or trains of thoughts. It implies withdrawal from some things in order to deal effectively with others. »

47.

Cet état d’activation cérébral est nommé arousal en anglais.

48.

La loi de Yerkes et Dodson (1908), qui correspond à une courbe en U renversé, établit un lien entre performance et motivation. Elle est l’une des premières tentatives d’explication de l’interaction entre cognition et conation.