Les dessins réalisés par les participants, après la session 3, nous ont globalement impressionné par leur fidélité au tracé original, malgré la complexité du parcours proposé. La forme générale a souvent été respectée. De plus, nous avons retrouvé certains éléments proposés par Lynch (1960/1998) concernant la structuration de la cité dans la représentation mentale, en particulier avec la présence des « points de repère », des « voies » et des « nœuds ». En revanche, la représentation des « limites » et des « quartiers » ne semble pas présente dans notre population de personnes aveugles. Nous relions cette donnée à l’absence d’information visuelle sur les éléments situés à distance ainsi qu’à une représentation égocentrée (Hatwell, 2003) permettant plus difficilement la conception des « limites » et des « quartiers ». Il est également intéressant de mettre ces observations en perspective avec l’utilisation d’un plan tactile, dont l’intérêt en terme de représentation mentale a été démontré dans plusieurs recherches (Espinosa et coll., 1998 ; Jacobson, 1998 ; Passini & Proulx, 1988). Toutefois, l’analyse détaillée des dessins indique qu’il existe des différences significatives entre certaines scènes en termes de représentation. La présence de déformations dans les angles et les longueurs, malgré l’utilisation du plan en relief, suggèrent que les informations utilisées pour construire la représentation mentale en situation de locomotion urbaine sont essentiellement acquises par la perception directe.
Les résultats concernant la représentation des changements de direction (c.-à-d. les angles dans les dessins) indiquent que la place se distingue des autres scènes, en concentrant le taux d’erreurs le plus important. Dans les productions graphiques, cette partie du parcours est bien souvent simplifiée : elle est réduite à un point d’entrée (la fin de la ruelle) et à un point de sortie (l’arrivée sur les berges) reliés par un simple segment rectiligne (une route), comme dans la figure 59 ci-dessous. À cet endroit, le parcours est pourtant constitué de trois changements de direction, dont un à 45°.
Source : dessins effectués en fin de session 3, par quatre participants. L’ensemble du tracé est grisé à l’exception de la place (en blanc), souvent représentée par un tracé rectiligne.
La place est donc peu propice à une bonne représentation mentale d’un cheminement qui la parcourt, contrairement aux environnements de type rue et ruelles qui semblent beaucoup plus favorables et structurants.
Dans un second temps, l’analyse des proportions des différents segments du parcours dans les dessins, indique que la place est significativement surreprésentée. La locomotion est vécue comme plus stressante et moins sécurisante dans cette scène. Les marcheurs aveugles donnent l’impression de s’y déplacer à pas de loup, à la recherche de repères, comme en témoigne une vitesse moyenne significativement plus réduite (2,56 km/h). Les participants ont passé en moyenne 2 min 45 sec dans cette scène. À l’inverse, la rue est significativement sous-représentée, alors qu’elle compte parmi les scènes les plus longues avec les berges du Rhône. C’est la partie du parcours où le déplacement se fait le plus fluide et rapide (3,44 km/h). La locomotion y est perçue comme plus aisée et sécurisante : c’est aussi la scène où les marcheurs ont passé significativement plus de temps (4 min 52 sec).
Selon Montello (1997), l’influence du temps nécessaire au déplacement locomoteur a fréquemment été considérée comme une explication valable de la déformation des distances représentées (Travel-time hypothesis). Pour Golledge et Zannaras (1973, p. 80) :
‘« Les distances représentées augmentent et sont directement en rapport avec le temps nécessaire pour parcourir un trajet donné. »’Cependant, plusieurs études n’ont pas réussi à reproduire ces résultats (Ewing, 1981 ; Lederman et coll., 1987). Les travaux de Lederman et coll. (op. cit.) indiquent que, lors de l’exploration d’un environnement restreint, l’estimation des longueurs se fait en fonction de la distance parcourue (footstep metric). Toutefois, elles suggèrent aussi que ce n’est plus le cas lors d’un déplacement dans un environnement vaste (tel que l’espace urbain), l’encodage des distances par le nombre de pas étant alors difficilement réalisable.
Dans notre recherche, il ne semble pas que le temps passé à parcourir une scène soit à l’origine des erreurs observées dans l’estimation des distances. En effet, les marcheurs ont passé significativement moins de temps dans la place que dans la rue. Dans ce cas, quelles sont les hypothèses pouvant expliquer l’écart dans la représentation des longueurs de ces deux scènes ?
Montello (op. cit.) a proposé une revue de la littérature concernant « l’intégration de trajets »49 à partir de la perception directe lors d’un déplacement locomoteur. Chez l’homme, l’estimation d’une distance parcourue découle de multiples sources d’informations perceptives qui sont à sa disposition, parfois redondantes. Selon l’auteur, l’une des sources de déformation les plus discutées réside dans les « caractéristiques environnementales » (environmental features) extraites pendant le déplacement, ou remémorées lors de l’inférence d’une distance. Ces caractéristiques sont les éléments environnementaux perçus par le marcheur lors de son trajet ; il peut s’agir de virages, de repères spécifiques, d’intersections, d’obstacles, etc. L’hypothèse générale formulée au sujet de ces « caractéristiques environnementales » est que la longueur estimée d’un trajet est proportionnelle au nombre de « caractéristiques » rencontrées (Sadalla, Staplin & Burroughts, 1979). En complément de cette hypothèse « d’accumulation » (features-accumulation hypothesis), une autre hypothèse de « segmentation » (route segmentation hypothesis) du trajet a également été proposée (Allen, 1981). Selon cet auteur, un trajet segmenté par plusieurs intersections ou virages sera perçu subjectivement comme plus long qu’un trajet équivalent non segmenté. On peut globalement dire que toutes les hypothèses développant l’idée de l’effet des « caractéristiques environnementales » sur la distance perçue peuvent être comprises comme relevant de l’effet de segmentation. Pour Montello (op. cit.), ces hypothèses suggèrent surtout que toutes les « caractéristiques de l’environnement » (c.-à-d. affordances) et du sujet (c.-à-d. effectivités) influencent la représentation des distances parcourues.
Il est intéressant de mettre ces travaux en perspective avec les résultats obtenus dans les recherches portant sur « l’intégration manuelle » de trajets. Dans ce type de tâche, contrairement à la locomotion, le sujet est en face d’un plan de travail où repose le trajet à explorer manuellement. Comme nous l’avons évoqué dans la revue de la littérature, il existe dans ce cas un « effet de détour » dû à une représentation kinesthésique du tracé, c’est-à-dire basée sur le mouvement (Gentaz & Gaunet, 2006 ; Lederman et coll., 1987). Cet effet est en majeure partie lié au nombre d’inflexions (en particulier à leur proximité sur une partie du tracé) plutôt qu’à la longueur totale du tracé (Faineteau et coll., 2008). Dans cette perspective, nous nous interrogeons sur la possibilité que l’effet du « nombre d’inflexions » puisse être le pendant de l’effet des « caractéristiques environnementales » existant en locomotion. Dans un cas comme dans l’autre, l’hypothèse que le codage des distances parcourues se ferait particulièrement sur le mouvement (représentation kinesthésique d’un tracé et représentation cinétique d’un déplacement) interroge les liens existant entre action et représentation.
Dans notre recherche, l’effet d’accumulation a été difficile à maîtriser. Les scènes possèdent un nombre relativement identique de « caractéristiques », c’est à dire de virages et de traversées (4 ou 5 virages et/ou traversées) ; mais elles sont de longueurs différentes et proposent une disposition et des séquences de virages non identiques. De plus, la ruelle est un espace où les nombreux obstacles (déchargement de marchandises, poubelles, etc.) aboutissent à une segmentation plus importante du trajet, par rapport notamment aux berges du Rhône très dégagées. Cet effet ne nous permet donc pas d’expliquer la surreprésentation de la place et des berges du Rhône, ni la sous-représentation de la rue.
Montello (op. cit.) développe, par ailleurs, l’idée que des facteurs affectifs puissent intervenir dans l’estimation des distances, comme certaines recherches tendent à le montrer (Ory, Mokhtarian & Collantes, 2007). Toutefois, si l’idée semble intuitivement valide, elle reste particulièrement difficile à démontrer. Une scène portant une connotation négative sera-t-elle mémorisée dans des dimensions démesurées afin de l’éviter ? Quels rôles jouent la personnalité ou l’état d’esprit (optimiste, pessimiste) dans cette estimation ? Lors des parcours commentés, nous avons justement pu recueillir des informations relatives au ressenti. Ainsi, il est intéressant de souligner que les scènes vécues comme les plus anxiogènes (la place ou les berges) ont plutôt tendance à être surreprésentées. La vigilance (ressentie) et l’activation du SNA sont à un niveau maximum dans ces environnements. À l’inverse, la rue, moins anxiogène, est significativement sous-représentée. La vigilance (ressentie) et l’activation du SNA y sont significativement plus faibles. Si l’on considère les expressions de plaisir, la tendance s’inverse : ainsi, les lieux où le plaisir est le plus exprimé sont sous-représentés. Nous n’avons pas procédé à des corrélations entre ces deux séries de résultats ; toutefois, un tel traitement statistique serait tout à fait intéressant.
Nous évoquons une dernière piste qui nous semble particulièrement pertinente pour comprendre la surreprésentation et la sous-représentation de certaines scènes. Des auteurs ont proposé que le codage des distances dans l’espace pourrait se faire sous forme « d’effort à produire » pour changer de position (Berkeley, 1709/1985 ; Proffitt, Stefanucci, Banton & Epstein, 2003). Par exemple, la distance séparant un individu d’une cible spatiale serait codée sous la forme de l’effort moteur nécessaire pour parcourir cette distance. De ce fait, une même distance pourrait être estimée (c.-à-d. représentée) différemment selon l’effort qu’il est nécessaire de produire pour la parcourir. C’est ce que suggèrent les travaux de Proffitt et coll. (op. cit.) qui montrent que l’augmentation de l’effort nécessaire pour effectuer un déplacement locomoteur, suite à l’ajout d’une charge corporelle, modifie la distance perçue des cibles à atteindre. Nous pouvons faire le parallèle avec notre recherche, où l’activité électrodermale est un indicateur original qui révèle un niveau d’activation, et par conséquent probablement un niveau d’effort (ou d’attention). De manière anecdotique, il est intéressant, dans une seconde lecture des dessins, de constater que les trois escaliers qui rythment notre trajet sont généralement surreprésentés dans les productions graphiques (cf. annexes, paragraphe 5).
De tels résultats valident, par conséquent, l’existence d’une forme de cognition spatiale basée sur des processus perceptifs intégrant les capacités d’actiondel’individu, c’est à dire une forme de perception incarnée (« située »), permettant la construction d’une représentation fonctionnelle de l’espace environnant (Proffitt, 2006). Les effets pouvant influencer cette représentation mentale sont multifactoriels, liés d’une part à l’environnement (affordances et caractéristiques environnementales), d’autre part à l’individu (ressenti, stress) et enfin à l’interaction des deux (vitesse de déplacement, effort). A ce sujet, Lynch (1960/1998) considérait déjà que la représentation mentale n’est pas une représentation cartographique intégrale. Elle se base, au contraire, sur des images simplifiées et idiosyncrasiques qui dépendent fortement des capacités de l’individu, de son âge ou de ses précédentes expériences.
Ajoutons enfin que si l’environnement a une influence sur la représentation et les aspects cinétiques de la marche, il a aussi une influence sur la gestion du déplacement in situ, concernant les changements de direction possibles lors des 12 nœuds répartis sur le trajet. Le croisement entre ces données et celles obtenues par l’analyse des dessins indique d’ailleurs une certaine cohérence et constance. Ainsi, les marcheurs ont rencontré le plus de difficultés lors des changements de direction sur la place qui est aussi à l’origine d’un nombre d’erreurs d’angles plus important dans les dessins. Ces résultats suggèrent que la qualité de la représentation mentale est en relation avec le déplacement qui lui précède sur le terrain, lui-même étant influencé par l’ambiance de l’environnement. Passini (1984, 1988) a étudié l’effet inverse de la représentation sur le déplacement, notamment à travers le processus de recherche d’itinéraire (wayfinding).
Pour conclure, soulignons que nos données vont dans le sens de Zimring (1981), qui constate que la cognition spatiale et le stress entretiennent une relation à double sens. Ainsi, lorsque les représentations mentales sont inefficaces dans un déplacement, des conséquences personnelles et un stress important peuvent se produire (ne pas assister à une réunion ou à un rendez-vous important, etc.). Or, au cours d’un déplacement, être orienté dans son environnement semble être une condition nécessaire pour ne pas être en état de stress, probablement encore plus en l’absence de vision. Toutefois, un état de stress lors d’un déplacement affecte également la formation des représentations mentales. Des études ont montré, par exemple, que dans un environnement encombré et stressant, les sujets sont moins en capacité de construire une représentation précise et fidèle du lieu (Saegert, 1981). Un schéma résumant l’ensemble de ces interactions est proposé au paragraphe 2.5 de ce chapitre.
Nous proposons maintenant quelques remarques concernant les autres variables de cette recherche, pour lesquelles nous n’avons pas observé d’effet significatif.
L’intégration de trajets est l’opération mentale qui permet d’estimer la distance parcourue et les orientations prises depuis un point de départ.