3.1.1. Ambiances urbaines

Contrairement au terme « affordance », le terme « ambiance » est d'usage courant et relativement banal. Il a pourtant acquis une valeur scientifique dans plusieurs domaines, comme l'architecture, l'acoustique, ou la psychologie. Il garde cependant une valeur polysémique aux contours parfois difficiles à saisir.

‘« Un mouvement important dans la science contemporaine est un retour vers le concret. Dès les années 1920, Whitehead mettait en garde de prendre l'abstrait pour le concret, au risque de se méprendre sur l'expérience vécue. En prenant appui sur le pragmatisme et la phénoménologie, de nombreux travaux proposent une alternative au dualisme cartésien en reconsidérant la place du corps dans notre façon d'appréhender le monde. La notion d'ambiance s'inscrit dans cette perspective de l'embodiment selon laquelle nos catégories conceptuelles ne sont pas dissociables de notre activité sensori-motrice. » (Thibaud, 2004, p.148)’

Si une ambiance est sensible, elle pose donc évidemment la question de la perception. Selon Strauss (1935/2000)50, l'expérience vécue d'un lieu se fait dans un moment « gnosique » (de l'ordre de la connaissance) et dans un moment « pathique » (de l'ordre du sentir). La perception ne se construit donc pas uniquement sur une composante cognitive : le monde ambiant est également ressenti et éprouvé. Il ne relève pas seulement d'objets clairement identifiables, il dépend aussi de leur mode de présence et de leur manière d'apparaître. Ainsi, tel phénomène se dote d'une qualité dans la mesure où il est perçu comme apaisant ou stressant, agréable ou déplaisant, etc. Le sensible et l'ambiance s’éprouvent donc aussi en termes de tonalité affective. Cette dernière colore la globalité de la scène en lui conférant une certaine physionomie. Enfin, elle ne dépend pas uniquement de l'état psychique du sujet ni d'un objet particulier de l’environnement, mais de leur interaction, ce qui la rend diffuse et difficilement localisable. Nous proposons de reprendre la définition de Thibaud (2004, p. 151) pour ce concept d'ambiance, tel que nous l'avons saisi dans cette recherche :

‘« Premièrement, l'ambiance est indivisible. De ce point de vue, une ambiance peut être caractérisée selon son degré de prégnance. Deuxièmement, l'ambiance est immédiate. De ce point de vue, une ambiance se spécifie par le style de motricité qu'elle convoque. Troisièmement, une ambiance est omniprésente. De ce point de vue, une ambiance se singularise par les dynamiques de variations auxquelles elle se prête. Quatrièmement, l'ambiance est diffuse. Déclarer qu'elle engage l'affect nécessite de réintroduire le versant pathique de la perception, en l'articulant à son versant plus directement cognitif. »’

Les composants gnosiques et pathiques décrits par Strauss (op. cit.) participent pleinement à la définition du monde ambiant. Dans cette recherche, nous avons étudié l’effet de l’environnement urbain sur les déplacements des personnes aveugles. Nous avons considéré le déplacement à la fois dans ses aspects cognitifs et affectifs, en tenant compte du ressenti exprimé par les marcheurs aveugles. C’est donc l’ensemble de ces données qui nous permet de mettre à jour l’existence de différentes ambiances tout au long des scènes rencontrées sur le trajet, les résultats convergeant dans ce sens. Soulignons que la pertinence des scènes, retenues a priori dans le choix du parcours expérimental, ne peut se trouver validée qu’a postériori, à la suite du recueil et de l’analyse des données.

Notes
50.

Paru en Allemagne en 1935, cet ouvrage part d'une critique fondamentale de la théorie pavlovienne, considérée comme le dernier développement de la conception cartésienne de l'organisme et procède à une analyse serrée des postulats de la psychologie objective. Rompant avec le réductionnisme hérité des sciences de la nature, Strauss développe une phénoménologie du temps et de l'espace vécus et souligne la nécessité d'aborder le sentir et le se-mouvoir dans la perspective propre de la subjectivité.