3.1.2. Des ambiances affordantes ?

Notre hypothèse centrale prédit que les ambiances du monde urbain influencent l’action de déplacement, en fonction des potentialités qu’elles offrent : c’est en cela qu’ambiances et affordances s’assemblent. Une ambiance favorable « habite » un lieu où les affordances seront faciles à extraire. La mobilité urbaine relève d’un processus dynamique qui s’appuie autant sur les ressources de l’environnement urbain que sur l’activité perceptive du piéton. Comme le rappelle Thomas (2004a, p.164) :

‘« […] Elle met en tension les compétences socioperceptives du citadin et les ressources sensibles de l’espace public. »’

La perception de l’espace est, elle aussi, dynamique, liée à l’action. En fonction du contexte dans lequel il évolue et de l’action qu’il entreprend, le piéton va ainsi successivement sélectionner, structurer puis s’approprier les ressources que lui offre l’environnement. Ce travail de « mise en forme » (Thomas, op. cit.) permet de qualifier l’espace urbain, d’espace construit et vécu, intégrant tout autant les paramètres physiques que les évènements perçus et représentés in situ (Sauvageot, 2003).

Dans notre recherche, nous avons observé que la personne aveugle sélectionne, structure et s’approprie certaines ressources (c.-à-d. les affordances) de son environnement. Les textures au sol, identifiées sur les berges du Rhône (pavés) et dans la rue (grille de caniveau), sont des exemples de cette appropriation : 15 participants parmi les 17 utilisant une canne blanche ont retenu ces affordances dans le déplacement autonome. Cependant, cette mise en forme du sensible dans le parcours n’est possible que par l’action elle-même (c.-à-d. l’expérience du parcours).

Dans d’autres lieux du parcours, cette mise en forme du sensible s’est avérée plus difficile. Cela semble être le cas à l’abord de la scène « Place », qui laisse très peu de possibilités à un marcheur aveugle de savoir s’il se situe sur la chaussée, sur le trottoir, ou sur la place. Ainsi, de nombreuses personnes, pour contourner une station de Vélo’V, sont passées du côté de la rue sans en avoir conscience. D’autres, se déplaçant avec un chien-guide, ont parfois eu des difficultés à trouver le passage réservé au piéton. À deux reprises, il est arrivé, à un feu rouge, que le chien s’arrête sur ordre de son maître… mais au milieu de la chaussée51. Un tel environnement urbain, pauvre en affordances positives, fait potentiellement courir des risques importants aux personnes aveugles qui s’y déplacent.

Enfin, ajoutons qu’en fonction du lieu, ce sera tantôt la proprioception avec l’ampleur et le nombre de pas qui permettra à la personne aveugle d’estimer les distances, ou ce sera tantôt la quantité d’effort nécessaire qui sera la base de cette estimation. Par conséquent, la construction du réel peut s’avérer très variable, comme semblent l’indiquer les résultats que nous avons obtenus dans l’étude de la représentation mentale.

Les ambiances urbaines favorisant l’activité perceptive et locomotrice du piéton aveugle se sont révélées être des zones particulièrement stimulantes sur le plan sensoriel. Toutes les sources d’information (sonore, tactile, kinesthésique, etc.) s’y déployant constituent des ressources perceptives structurant l’espace urbain. Les conclusions de notre recherche mettent en évidence que chaque ambiance mobilise une combinaison singulière de modalités sensorielles, n’offrant pas la même efficacité (ou potentiel d’usage). Nous pouvons dire avec Sauvageot (op. cit., p.109) que :

‘« L’ambiance fait en quelque sorte affordance : la manière dont l’environnement ambiant est formé oriente des opportunités d’action. Notre capacité à nous mouvoir, à nous orienter dépend donc du cadre sensoriel dans lequel elle s’inscrit. »’

Cette recherche montre l’importance de la multisensorialité pour la qualification des ambiances urbaines, pour la convivialité des espaces publics, le confort ainsi que la sécurité. Elle s’inscrit dans les travaux de Martinez-Sarocchi (1984) mettant l’accent sur l’importance des modalités auditive, mais aussi tactile et proprioceptive dans l’accès du piéton aveugle à la cité. Notre recherche attire cependant l’attention sur la multiplication des stimulations sensorielles qui peut, a contrario, constituer une gêne pour le marcheur dans sa prise de connaissance de l’environnement (saturation sonore, obstacles obstruant le passage, etc.). Elle met l’accent sur l’importance d’offrir un environnement étayant qui favorise, dans une bonne mesure, les modalités perceptives spécifiques des aveugles (auditives, tactiles), le rendant ainsi plus accessible, en faveur d’une plus grande autonomie.

Notes
51.

Les chiens-guides sont éduqués pour reconnaître les bandes blanches des passages piétons. Par conséquent, supprimer ces bandes blanches du paysage urbain peut être source de difficultés supplémentaire pour identifier ces passages.