Dans cette perspective, l’espace public urbain doit être compris comme un espace constitué d’une pluralité d’environnements, défini en relation aux modes de locomotion variés qui s’y pratiquent. Cette conception pluraliste de l’espace urbain rejoint les développements récents des théories de l’espace public, qui mettent l’accent sur la pluralité des acteurs et des débats. Les demandes des personnes aveugles et les problèmes à résoudre pour favoriser leurs déplacements exigent de fait une très forte pluridisciplinarité.
À ce propos, Amphoux (1998, p. 127) souligne une tendance actuelle « d’évacuation du social » concernant la conception et la gestion des espaces publics : alors que certains métiers nouveaux tendent à combiner une hypertechnicité et une esthétisation toujours plus poussées, le niveau des usages tend à être ignoré… Les ambiances fabriquées aujourd’hui seraient ainsi plus soucieuses de leur « mise en scène » que de leur « mise en acte ». Or, les espaces publics et les ambiances qui les animent ne trouvent leur sens que dans les rapports ordinaires qu’ils entretiennent avec les usagers.
Le concept « d’affordance » (en particulier leur invariance) évoqué précédemment nous semble être un point de départ intéressant à suivre dans les réflexions menées dans le domaine de l’accessibilité urbaine. En effet, la ville est un espace construit par deshommes pour leshommes : des aides au déplacement sont introduites dans le paysage urbain afin de faciliter la locomotion en associant une aide technique (une bande de guidage) et un but spécifique (cheminer tout droit). Ces aides sont relativement nombreuses et se développent particulièrement aujourd’hui. Toutefois, dans une perspective écologique, il semble important que la détection, ainsi que l’action associée à ce type d’aide, restent toujours identiques.
Nous pouvons prendre l’exemple des bandes d’éveil de vigilance53 dont le but est d’indiquer au marcheur aveugle un lieu nécessitant une vigilance particulière et l’interruption de son déplacement. Afin que l’affordance puisse être saisie, il est nécessaire que la détection sensorielle de ces bandes de vigilance soit optimale, tant avec la canne blanche que sous les pieds. Lors de nos sessions sur le parcours, plusieurs personnes ont exprimé des difficultés pour les « sentir », bien qu’elles en apprécient grandement l’intérêt. En effet, le contraste de texture entre le goudron et les picots des bandes de vigilance est parfois trop peu marqué, alors que la détection se fait exclusivement par le canal tactile. Une approche originale consisterait à compléter ces informations tactiles par d’autres canaux sensoriels. Un industriel a proposé, par exemple, des bandes podotactiles de structure creuse, créant une résonnance sonore marquée au passage de la canne. Il serait intéressant d’étudier le comportement des piétons aveugles en présence de ce type d’aménagement faisant simultanément appel à plusieurs canaux sensoriels.
Selon Gibson (1986), suite à la perception d’une affordance, l’individu54 produit une action motrice (c.-à-d. boucle sensori-motrice). Avec l’utilisation des bandes d’éveil de vigilance, l’action motrice attendue est un arrêt ou un ralentissement significatif de la marche. Elles sont ainsi utilisées en bordure de quai de métro afin que la personne reste en retrait et ne chute pas sur les voies. Installées sur la voirie, elles signifient sensiblement la même chose lors de l’arrivée sur la chaussée réservée aux voitures. Dans les deux cas, elles affordent l’action de stopper (momentanément) le déplacement et signifient l’arrivée sur des voies potentiellement dangereuses. Placées en d’autres lieux ne nécessitant pas l’arrêt du déplacement, mais utilisées pour signaler un changement d’espace de circulation par exemple, les bandes de vigilance ont alors une signification différente, ne nécessitant pas une action identique. Elles n’affordent plus une action unique et peuvent être source de confusion et de comportements mal adaptés à la situation environnementale.
Enfin, leur position parallèle aux voies du métro et (très souvent) à la chaussée peut être à l’origine de fausse affordance. En effet, la récurrence de ce positionnement55 permet à un piéton aveugle d’extraire des informations supplémentaires et utiles concernant son orientation dans l’environnement : « le chemin à suivre est perpendiculaire à la bande de vigilance que je viens de détecter ». Toutefois, comme l’illustre la figure 62 ci-dessous, il arrive que le positionnement soit trompeur et dirige notre piéton en plein centre du carrefour, au milieu des voies de circulation, vers un danger et un niveau de stress conséquent ! La présence de ces éléments devient, dans ce cas, problématique et dangereuse.
Source : La Fédération pour les Circulations Douces56
Les feux sonores constituent un deuxième exemple assez intéressant. Ils sont une aide à la décision aux abords de la chaussée et permettent l’accès aux traversées équipées de feux piétons. Au-delà de leur intérêt immédiat et nécessaire pour prendre la décision de traverser une rue, de nombreuses personnes aveugles nous ont expliqué en faire une utilisation détournée. En effet, le son émis par le feu sonore peut être localisé assez naturellement (cf. capacité en azimut de l’audition spatiale). Cet indice sonore (affordance) guide alors le marcheur aveugle, lui permettant de mener un trajet rectiligne sur le passage piéton, jusqu’au feu se trouvant en face. Toutefois, dans un carrefour, en cas de panne de l’un des deux feux sonores, le piéton peut penser être correctement guidé par le signal émis par l’autre traversée (fausse affordance), qui le conduira à nouveau en plein centre du carrefour.
Ces exemples indiquent la nécessité d’apporter un soin particulier à la conception et à la mise en place des aides au déplacement. La connaissance des concepts théoriques présentés dans ce travail, leur application, leur usage ainsi que la consultation des personnes malvoyantes et aveugles, sont les points de départ nécessaires pour comprendre le déplacement urbain « vu et vécu par les aveugles ». Ce n’est seulement qu’en envisageant les déplacements du point de vue de l’usager qu’il sera possible d’imaginer et d’aménager un environnement qui lui corresponde. Cette vision incarnée trouve un écho dans le courant de la « cognition située » que nous présentons maintenant, en conclusion de cette discussion.
« Faut-il attendre qu’une personne aveugle subisse une blessure grave ou décède pour que ses besoins soient pris sérieusement en considération ? »
Le décret 99-756 sur l’accessibilité de la voirie aux personnes handicapées impose des bandes d’éveil de vigilance aux abaissés de trottoir.
Gibson parle « d’animal ».
Officiellement, « la pose parallèle à la bordure de trottoir n’a pas pour objectif de donner de repère d’orientation dans la traversée » (Dejeammes & Briaux-Trouverie, 2003). La description que nous faisons correspond à un usage non prévu.
http://www.circulationsdouces91.org/