3.3. Cognition située et embodiment

‘« Every cognitive act must be viewed as a specific response to a specific set of circumstances. »57(Resnick, 1991, p. 2)’

Le « courant situé »de l’action et de la cognition est parfois associé aux travaux de Suchman et plus particulièrement à l’ouvrage Plans and situated actions: the problem of human-machine communication (Suchman, 1987)58. Dans cet ouvrage, l’auteur propose une remise en question du paradigme computo-représentationnaliste et met en évidence le caractère opportuniste et improvisé de l’action. Suchman (op. cit.) soutient l’idée que l’action et la cognition ne peuvent être considérées qu’en fonction d’une situation singulière dans laquelle elles se déroulent. Cette conception invite à mettre l’accent sur la prise en compte du contexte. Sur certains points, les propositions de Suchman ne sont pas totalement novatrices. Elles trouvent leur origine dans le courant phénoménologique, avec Merleau-Ponty (1944/1976) par exemple, qui a étudié le phénomène de la perception. Selon Merleau-Ponty (op. cit.), la perception possède une dimension active en tant qu’ouverture au « monde vécu » (Lebenswelt). Le primat de la perception signifie par conséquent un primat de l’expérience, dans la mesure où la perception revêt une dimension active.

Plus contemporains, les travaux de Gibson (1986) sur la perception directe ont permis de poser des bases importantes pour ce courant de pensée. Il a défendu l'idée que la perception visuelle ne consiste pas en une correspondance entre des images visuelles et une représentation mentale préconstruite dans le cerveau. Au contraire, regarder consiste à piocher parmi les informations infinies que fournit l'environnement à travers les flux sensoriels. De cette manière, un organisme perçoit des affordances en fonction des variations, mais également et surtout des invariants, c'est-à-dire ce qui ne change pas dans son environnement (Greeno, 1994). Enfin, la notion « d'action située » trouve également des échos dans la sociologie interactionniste, dont nous avons évoqué quelques aspects précédemment (Goffman, 1974).

Par conséquent, les scientifiques et philosophes qui étudient la « cognition située » considèrent que la nature de notre esprit est fortement déterminée par la forme et les capacités du corps humain. Tous les aspects de la cognition, comme les idées, les concepts et les catégories, se construisent en appui sur certaines caractéristiques du corps, lui-même en action dans un environnement particulier à un moment donné. Dans notre recherche, nous nous inscrivons pleinement dans cette perspective : nous étudions le sujet aveugle, avec ses capacités, en situation de déplacement urbain. Nous avons proposé d’étudier cette question en situation naturelle, sans faire appel à une méthodologie en laboratoire qui est habituellement un terrain privilégié pour analyser l’action et la cognition. À ce sujet, rappelons qu’il est important d’éviter la confusion qui existe entre situé et en situation naturelle (c.-à-d. hors du laboratoire) (Salembier, Theureau & Relieu, 2004).

La cognition située s'appuie sur le principe de la perception-action plutôt que sur le principe de la mémorisation-récupération (propre au courant cognitiviste). Ainsi, un individu qui perçoit et agit est couplé avec un environnement qui évolue et change. La question fondamentale de la cognition située est de comprendre comment les deux interagissent, individu et environnement (Young, Kulikowich & Barab, 1997).À ce sujet, Greeno (op. cit.) suggère que les affordances, situées dans l'environnement, sont des « conditions préalables » pour l’activité, mais qu'elles ne déterminent pas le comportement. Une affordance augmente simplement les chances que telle action ou tel comportement se produise. Perception et action sont donc dynamiquement co-determinées par les affordances (environnement) et les effectivités (individu) qui interagissent dans l'instant. Toute action de déplacement est alors, au moins partiellement, improvisée par un couplage direct avec la perception et les buts engagés.

Ce couplage entre perception et but engagés trouve une illustration dans les travaux de Witt, Proffitt et Epstein (2004). Dans leur recherche, ils ont demandé à des participants de lancer un objet lourd en direction d’une cible, ou de se déplacer en direction de cette cible. Ils devaient, en fonction de la tâche, estimer la distance à la cible. Selon les auteurs, la distance perçue est fonction (1) des informations visuelles sur cette distance, (2) de l’action que l’on a l’intention de mener, (3) de l’effort nécessaire pour mener cette action. Par conséquent, ils concluent que cette distance phénoménal (phénoménal distance) est un indicateur de l’effort nécessaire pour accomplir une action relative à cette distance. Si notre intention est de marcher vers la cible, alors, nous voyons la distance en termes d’effort de marche pour nous y rendre. De la même manière, si notre intention est de lancer un objet sur la cible, la distance perçue sera estimée en termes d’effort de lancer. Par conséquent, nous voyons le monde selon les actions potentielles qu’il afforde, mais aussi en termes d’effort associé à ces actions.

Notes
57.

« Chaque acte cognitif doit être compris comme une réponse spécifique à un ensemble spécifique de circonstances »

58.

La « cognition située » est une théorie qui intéresse notamment les personnes travaillant dans le domaine de la robotique et de l’intelligence artificielle et qui ont participé à son développement.