Conclusion

Les notions de but engagé (ou d’intention) que nous venons d’aborder nous semblent être des éléments importants à considérer lors de l’étude des déplacements urbains de personnes aveugles. En effet, cette conception offre la possibilité d’envisager l’engagement dans cette action, comme un équilibre entre bénéfices et coûts. Notre recherche suggère que dans un certain nombre d’environnements citadins, le coût de la locomotion en termes d’effort et de stress, peut dépasser le bénéfice. Une telle conception située éclaire probablement les résultats de recherches concernant leurs habitudes de déplacements, que nous avons évoqués à plusieurs reprises (Clark-Carter et coll., 1986 ; Foulke, 1982 ; Sander et coll., 2005). Lors de nos rencontres avec les participants, nous avons été sensible au discours de plusieurs personnes exprimant une appréhension, de plus en plus présente lors de leurs sorties en ville, qu’elles cherchent à réduire ou à éviter autant que possible.

Lors de cette recherche, nous avons pu évoluer dans la cité en compagnie de 27 aveugles, et avons pu saisir à quel point une personne privée de vision perçoit son environnement différemment. De nombreux auteurs ont expliqué le rôle majeur des flux optiques dans les déplacements. Gibson (1986), dans son approche écologique de la perception, a basé bon nombre de ses développements précisément sur ces mécanismes de la perception visuelle. Se déplacer sans voir consiste à évoluer dans un milieu souvent appauvri en affordances pouvant soutenir l’action. C’est pour cette raison que certains environnements urbains demandent autant d’attention, de vigilance et d’efforts. Cependant, les participants nous ont aussi montré leurs grandes compétences pour extraire des affordances, afin de dégager un certain nombre d'invariants dans les flux sensoriels issus du paysage urbain, pour atteindre un but fixé.

Dans une future recherche sur la locomotion des personnes aveugles, nous souhaitons pouvoir prendre en considération ces notions de « but à atteindre » et « d’effort », notamment du fait de l’influence qu’elles peuvent avoir sur la représentation mentale d’un déplacement urbain (Proffitt, 2003, 2006) et donc sur le choix des trajets. En effet, dans cette conception située, une grande partie de l’effort à fournir provient de l’inadéquation qui existe entre les capacités de l’individu et l’environnement dans lequel il évolue. Ce dernier peut donc être considéré comme un instrument d’information. Lorsqu’un phénomène est accessible à un instant donné, il permet au piéton de déchiffrer l’espace, de s’orienter et de changer d’emplacement. Mais lorsque ce phénomène n’est pas mobilisable, ou lorsqu’il ne peut pas servir l’action en cours, l’environnement sensible peut alors devenir une « ressource manquante » (Thomas, 2004a). Il entrave le déplacement, dans la mesure où il ne permet pas sa continuité, en exige un effort supplémentaire, parfois conséquent, de la part du marcheur.

En enrichissant cette future recherche avec le savoir-faire de chercheurs en géographie et de spécialistes en psychophysiologie et microcapteurs biomédicaux, nous envisageons de construire une comparaison entre une « cartographie d’effort », une « cartographie d’activation » et une « cartographie mentale », afin de saisir avec justesse l’efficacité et la pertinence des aides en faveur de l’accessibilité. Nous sommes convaincu que cet ensemble de mesures nous permettra de nous positionner au niveau de l’échange continu qui existe entre l’environnement, construit et aménagé, et le sujet aveugle en tant qu’acteur compétent dans sa locomotion.

Nous clôturons cette recherche en espérant que ces résultats seront utiles aux personnes aveugles et en particulier à celles qui ont si gentiment accepté d’y participer. Nous souhaitons que dans l’avenir, les aménagements réalisés tiennent compte de leurs paroles, de leurs compétences et de leur expérience. Cela permettra d’offrir à ceux qui sont en situation de handicap visuel une plus grande facilité de déplacement et, de ce fait, une meilleure qualité de vie de citadins.

« Le corps n’est pas un espace expressif parmi d’autres, il est l’origine de tous les autres, ce qui projette au dehors les significations en leur donnant un lieu, ce qui fait d’elles qu’elles se mettent à exister comme des choses, sous nos mains, sous nos yeux. Notre corps est en ce sens ce qui dessine et fait vivre le monde, notre moyen général d’avoir un monde. »
Merleau-Ponty (1944)’