Introduction : contexte et objectifs de la thèse

Cette recherche porte sur la « Conscience du Risque » chez différentes populations de motocyclistes. Il s’agit plus spécifiquement d’appréhender cette notion de « conscience du risque » selon deux points de vue complémentaires : celui de la Psychologie Sociale, qui traite des attitudes individuelles et collectives (différentes communautés motardes dans notre cas, se référant respectivement à des modèles identitaires spécifiques) face aux risques et à la prise de risque, et celui de la Psychologie Cognitive, qui traite pour sa part de la façon dont un conducteur perçoit et se représente cognitivement la situation de conduite dans laquelle il évolue, et qui s’intéresse notamment aux compétences personnelles du sujet en matière de détection du danger et d’évaluation subjective du risque « en situation », lorsqu’il est confronté à une situation critique.

Pour traiter pleinement de la problématique du risque et de la prise de risque chez les motocyclistes, il nous paraît en effet nécessaire de considérer conjointement les déterminants sociaux et cognitifs dans l’estimation du risque et dans la prise de risque au guidon, chacune de ces dimensions contribuant à son niveau à la prise effective de risque par l’individu lorsqu’il se retrouve sur la route. C’est précisément l’ambition de cette thèse que de chercher à considérer ensemble ces deux niveaux d’analyse. Dans cet objectif, nous avons été amenés à bâtir différents outils de mesures complémentaires permettant d’évaluer la « Conscience du Risque » sous différents aspects, tout en s’inscrivant dans un même continuum méthodologique.

L’origine et les motivations de cette thèse, financée par le Ministère de l’Education Nationale et soutenue par le Ministère des Transports (Bourse fléchée par le GO4 du PREDIT) et l’INRETS, sont à rechercher dans les données particulièrement préoccupantes de la sécurité routière en matière d’accidentologie des deux-roues motorisés. En effet, les motocyclistes représentent la population dont le taux d'accidents est le plus élevé parmi toutes les catégories d’usagers de la route. Ainsi, le risque d’avoir un accident à moto est vingt fois supérieur à celui des véhicules légers. Tandis que les motocyclistes ne représentent que 1,1% des usagers de la route, ils représentent 16% des tués par km parcourus. Ce phénomène ne concerne pas seulement la France : il a également été observé dans la plupart des autres pays Européens.

L'objectif de cette recherche est par conséquent d’essayer de comprendre pourquoi les motards ont proportionnellement beaucoup plus d’accidents que les autres catégories d’usagers de la route, et de contribuer ainsi à rechercher des solutions permettant d’améliorer un jour ce bien triste bilan.

L’une des raisons permettant d’expliquer le nombre de tués sur les routes françaises chez cette population est l'absence de carrosserie, impliquant des conséquences beaucoup plus graves en cas de choc. Cependant ce constat n’explique que le fort taux d'accidents corporels et mortels chez les motocyclistes, mais pas celui du nombre d’accident plus élevé, comparativement aux autres populations d’usagers de la route.

Au cours des dix dernières années, les recherches dédiées à l’analyse et à la compréhension de l'accidentologie motocycliste se sont donc développées en France, avec l’objectif de mieux comprendre ce phénomène et de chercher à y apporter des solutions. Parmi les hypothèses de recherche susceptibles d’expliquer certaines causes des accidents des deux-roues motorisés, deux d’entre elles seront plus particulièrement considérées dans le cadre de cette thèse.

Tout d’abord, du point de vue de leur image sociétale tout au moins, les motocyclistes semblent entretenir un rapport particulier aux risques et à la recherche de sensations en conduite, notamment vis-à-vis de la vitesse et cette attitude favorable à la prise de risque au guidon pourrait alors expliquer un nombre plus élevé d’accident parmi cette communauté. La question qui se pose toutefois ici sera de savoir si tel est bien le cas, et il s’agira également de savoir si ce problème concerne l’ensemble des motocyclistes ou s’il est, au contraire, plus spécifique de certaines communautés motardes particulières. A cet égard, certaines analyses présentées dans la littérature scientifique concernant les motards nous semblent parfois caricaturales et souvent réductrices, dans la mesure où cette population n’est peut-être pas si homogène qu’il y paraît au premier abord. L’un des objectifs important de cette thèse sera donc de mieux connaître cette population d’usagers de la route, d’en apprécier les caractéristiques communes, mais également d’en mesurer toute la diversité, notamment pour ce qui concerne la prise de risque au guidon.

Sur un autre plan, la conduite - et surtout la maîtrise - d’un deux-roues sur la route est une tâche complexe et parfois délicate, surtout lorsque les conditions de conduite sont difficiles, que le trafic est dense, ou que la chaussée est mouillée. Immergés parmi d’autres véhicules parfois peu soucieux des motocyclistes et souvent susceptibles d’être une menace pour ces derniers, les conducteurs de deux-roues se doivent d’être en permanence sur le « qui-vive » pour garantir leur sécurité. Ces difficultés concerneraient au premier chef les populations de jeunes motards débutants ou novices, qui manquent encore de maîtrise et d'expérience pour détecter efficacement les dangers qui les menacent, évaluer correctement les risques et gérer adéquatement les situations critiques lorsqu’ils y sont confrontés.

Outre l’introduction et la conclusion générale, cette thèse est organisée en quatre parties principales et en huit chapitres.

La première partie composée de cinq chapitres posent les balises théoriques pour nous conduire jusqu’à la problématique (le cinquième chapitre).

Le premier chapitre s’appuie sur les travaux de la psychologie sociale en s’intéressant en premier lieu aux représentations sociales souvent assimilées et utilisées comme la « matière première » des Sciences Sociales. En effet étudier les représentations sociales c’est comprendre la vision que l’individu se fait de la société dans laquelle il vit, comment il s’y situe et de quelle manière il interagit avec les membres de celle-ci. Nous verrons alors par la suite le rôle des représentations sociales dans la constitution de groupes sociaux et la construction de l’identité de l’individu au sein de la société (nous évoquerons alors la notion d’identité sociale). Par ailleurs ce premier chapitre nous permettra dernièrement d’introduire la notion d’attitudes dans la mesure où les attitudes sont une forme particulière de la représentation d’un objet social. Ce concept d’attitudes est l’un des points de référence de cette recherche puisque nous nous intéressons aux attitudes des motards (entendu comme individu et comme groupe social) vis-à-vis du risque (l’objet social).

Le deuxième chapitre propose une revue des travaux en Psychologie Cognitive consacrés à l’étude des représentations mentales occurrentes. Tout d’abord nous définirons les concepts de « connaissances » et de « représentations mentales occurrentes » avant d’exposer les différents modèles du système cognitif humain décrit dans la littérature. Ceux-ci nous permettront de comprendre le rôle de la mémoire de travail dans l’élaboration de la représentation mentale occurente. La section 2.2.5 sera spécialement dédiée à la présentation d’un modèle simplifié du système cognitif humain (Bellet, 1998) dont le cœur central, la mémoire de travail, se charge de l’élaboration des représentations mentales occurrentes. Celles-ci vont servir de véritables « outils »» à l’individu dès lors qu’il aura à interagir avec son environnement (que cela soit pour comprendre, s’adapter et avoir une action sur cet environnement à un moment particulier). Ce modèle va également nous permettre d’introduire les notions de processus cognitifs engagés pendant l’activité de conduite. En effet ce modèle a constitué la base du modèle COSMODRIVE (figure 8) qui examine le fonctionnement cognitif du conducteur. Ce modèle insiste sur l’importance des représentations mentales puisque ce sont elles qui serviront de « guide » au conducteur pour qu’il mène à bien son déplacement. Nous nous référerons également aux travaux d’Endsley (1995) qui propose la notion de Conscience de la Situation, en intégrant notamment les notions de processus attentionnels. L’attention accordée par le conducteur durant la conduite est ici considérée comme le point d’entrée de la formalisation d’une conscience d’être « ici et maintenant ». Nous aborderons enfin l’accident de la route du point de vue des sciences cognitives, une section sera consacrée en particuliers au modèle d’analyse des erreurs lors de la conduite. Pour conclure ce chapitre, nous invitons le lecteur à découvrir notre intention de combiner ensemble les notions de représentations sociales et de représentations mentales occurentes (représenté par la figure 16) étant donné que notre problématique de recherche vise à établir un lien entre les notions d’attitudes vis-à-vis du risque et les notions de représentations occurentes pendant la conduite.

Le troisième chapitre atteint le cœur de notre recherche : la notion de risque. Nous consacrerons alors une section pour la présentation du concept de risque. Comme nous l’avons précédemment énoncé, notre problématique de recherche s’intéresse à deux grands domaines de la psychologie, la psychologie sociale et cognitive. Selon cette optique, nous aborderons la notion de risque tel qu’il est appréhendé par les psychosociologues (le jugement de la société sur le risque, ses fonctions, son influence au sein d’un groupe, son lien avec certains traits de personnalité). Nous l’aborderons dans un second temps tel qu’il est étudié par les psychologues cognitivistes, dans ce sens, nous évoquerons les notions de perception et d’évaluation du risque. De plus, nous exposerons les différents modèles qui se sont intéressés au risque et en particuliers lors de l’activité de conduite. Ce chapitre s’achèvera sur la réactualisation du modèle d’Endsley concernant la Conscience de la Situation vers un modèle ciblé sur le risque que nous nommerons la Conscience du Risque.

Le quatrième chapitre sera enfin dédié aux Motocyclistes.Il s’agira de présenter brièvement les particularités de ce type de transport avant d’évoquer les principales données de l’accidentologie motarde française. Nous verrons à travers les chiffres que cette catégorie d’usagers est particulièrement touchée par l’accident de la circulation. Ensuite nous ferons un inventaire des différentes catégories de motocyclistes telles qu’elles ont été étudiées jusqu’à présent dans la littérature ce qui nous permettra de mettre en évidence qu’il peut exister différentes communautés motardes au sein de cette (grande) catégorie que représente les Deux-Roues Motorisés. Par la suite nous nous intéresserons d’un côté, aux attitudes des motards vis-à-vis du risque et notamment la vitesse, d’un autre côté nous nous intéresserons aux compétences de conduite à moto ainsi qu’à leur conscience du risque. Cette notion de « Conscience du Risque » sera représentée par la figure 31 de ce document.

Ces quatre chapitres déboucheront sur la problématique de recherche. En effet, le cinquième chapitre de cette partie développe plus finement nos questions de recherche et expose les différentes hypothèses. Nous identifierons en particuliers les populations de motocyclistes susceptibles de ne pas avoir la même Conscience du Risque, tant au niveau des compétences qu’au niveau des attitudes vis-à-vis du risque et de la prise de risque.

La deuxième partie de cette thèse présentera la méthodologie employée afin de répondre à nos objectifs de recherche. Le protocole expérimental se compose de cinq méthodes distinctes, chacune répondant aux différents déterminants de la Conscience du Risque. Nous utiliserons deux outils utilisés en particuliers dans les sciences humaines : l’entretien et le questionnaire, puis un second outil s’inscrivant dans le domaine de l’ergonomie cognitive : l’utilisation de support vidéo. La troisième partie de cette recherche présentera les résultats issus de l’expérimentation qui a récolté pas moins de 46 000 données au total. Nous présenterons ces données en fonction des populations de motards sélectionnées pour cette étude et selon les différents outils méthodologiques. La quatrième partie qui clôturera cette recherche discutera les résultats présentés précédemment. Nous discuterons nos résultats autour des deux grands ensembles théoriques, la psychologie sociale et la psychologie cognitive. Nous verrons par ailleurs que les motocyclistes se distinguent clairement tant au niveau des attitudes vis-à-vis du risque qu’au niveau des compétences. En conclusion de ce chapitre, nous présenterons les principales caractéristiques de chacune des populations de motocyclistes investiguées dans le cadre de cette recherche.