1.1.2.3 Catégories sociales, stéréotypes et sociocentrisme

Les notions d’identité, de groupe et de représentation sociale sont étroitement imbriqués à travers le processus de catégorisation sociale.

Le processus de catégorisation sociale renvoie un concept plus général de catégorisation mentale, utilisé à la fois en psychologie sociale et en psychologie cognitive. D’une façon synthétique, ce processus correspond à l’activité mentale du sujet qui consiste à assimiler les objets perçus dans l’environnement, en les appariant cognitivement avec des catégories mentales préexistantes (Rosch, 1975). Il s’agit donc d’un traitement cognitif permettant au sujet d’attribuer de la signification à cet objet (en l’assimilant à une classe cognitive constituée d’objets du même type) et de savoir comment ce comporter face à lui. C’est un processus qui permet de simplifier le réel, d’anticiper des événements ou des réactions, de faire des inférences, et de réduire la quantité des informations à stocker en mémoire à long terme (inutile de garder en mémoire toutes les cas particuliers d’objets rencontrés, il suffit d’en garder un modèle abstrait auquel on pourra ensuite assimiler de nouvelles occurrences de ce type d’objet, lorsqu’on y sera confronté). C’est par conséquent un processus essentiel pour permettre au sujet de s’adapter à l’environnement et aux objets qui le composent.

Lorsque les objets sur lesquels porte ce processus de catégorisation mentale sont des individus ou des groupes, on parlera alors de catégorisation sociale. Les représentations sociales jouent alors ici le rôle d’outils cognitifs qui vont permettre au sujet de segmenter, de classer et structurer son environnement social, puis de gérer adéquatement ses interactions avec autrui. En effet, en assimilant ainsi les individus qu’il rencontre à des catégories sociales préexistantes dans sa mémoire, il ne lui est pas nécessaire de connaître ces personnes pour pouvoir interagir avec elles d’une façon appropriée. Il suffit de récupérer le savoir relationnel associé à la catégorie à laquelle cet individu est assimilé puis de l’appliquer à la situation du moment pour organiser en conséquence ses conduites.

Ce processus de catégorisation sociale, qui revient à classer autrui selon ses caractéristiques, peut reposer sur la prise en compte de différents critères. Il peut s’agir de critères directement observables, imposés (comme le sexe, l’âge, ou la couleur de peau) ou non (comme la façon de s’habiller, la profession, le niveau d’étude, la façon de se comporter ou de parler), ou des critères non observables directement (comme la religion, l’origine sociale ou l’appartenance à un parti politique).

Lorsque les individus d’une catégorisation sociale s’accompagnent fréquemment de deux types de biais (McGarty, 1999). Le premier, appelé biais d’accentuation inter-catégorielle (ou effet de contraste), correspond à la surestimation des différences entre les individus qui appartiennent à des catégories distinctes. Le second, appelé biais d’homogénéisation intra-catégorielle (ou effet d’assimilation), correspond quant à lui à une surestimation de la ressemblance des membres appartenant à un même groupe. Ces biais s’expliquent par la tendance des individus à segmenter le monde en deux catégories: les individus qui appartiennent à mon propre groupe social, et ceux qui appartiennent à d’autres groupes. D’un côté, il y aurait les « nous », c’est-à-dire l’endogroupe dont on se réclamera et qui se distingue de tous les autres groupes selon des caractéristiques spécifiques (souvent positive) que l’on sait très bien identifier (afin de pouvoir reconnaître immédiatement ses pairs). Les membres qui le composent seront alors exagérément perçus comme différents, car nous avons besoin de nous sentir unique et de pouvoir aussi différencier chaque membre du groupe individuellement. D’un autre côté il y aurait les « eux », qui sont perçus comme extrêmement semblables entre eux, et répondant à un certains nombre de caractéristiques très stéréotypées permettant de les différencier clairement de notre propre groupe social.

Le plus souvent, les traits stéréotypiques que les membres d’un groupe attribuent aux membres des autres groupes ne sont pas seulement réducteurs, mais ils sont aussi négatifs. C’est typiquement ce principe qui est à l’œuvre dans les discriminations sociales ou ethniques (Tajfel, 1970). Au-delà de ces cas extrêmes condamnables, ce processus de distinction simplificateur, en faveur des membres de son groupe d’appartenance et au détriment des membres des autres groupes, est un principe très généralisé. On le désigne sous le terme générique de sociocentrisme , processus qui s’explique très bien au moyen de la théorie de l’identité sociale de Tajfel et Turner (1979 ; déjà présentée dans la section 1.2.2.2.). En effet, selon cette théorie, l’évaluation de soi est intimement liée à son identité sociale. C’est à travers son appartenance à des groupes sociaux que l’individu acquiert une identité sociale définissant la place qu’il occupe dans la société. Mais l’appartenance à un groupe social donné ne contribue à l’élaboration d’une identité sociale positive que si les caractéristiques de ce groupe peuvent être comparées favorablement par rapport à celle d’autres groupes, c’est-à-dire que si une différence évaluative positive existe en faveur de son groupe d’appartenance. Attribuer des traits négatifs à une catégorie de personnes à laquelle nous n’appartenons pas permet de réaliser des comparaisons d’autant plus favorables vis-à-vis de soi. Comme le souligne Tajfel (1972, p. 296), « un groupe social préservera la contribution qu’il apporte aux aspects de l’identité sociale de l’individu, positivement évalués par cet individu, si et seulement si ce groupe peut garder ces évaluations positives distinctes des autres groupes ». Par conséquent, les individus tendent alors à maximiser, lors des comparaisons intergroupes, les différences qu’ils jugent positives en faveur de leur propre groupe, et les différences qu’ils jugent négatives pour ce qui concerne les autres groupes. Si l’identité sociale du groupe auquel l’individu appartient est jugée insatisfaisante, il s’efforcera alors, soit de quitter le groupe afin d’en intégrer un autre jugé plus valorisant socialement, soit de tout mettre en œuvre pour que son groupe devienne socialement plus valorisé que les autres (Tajfel et Turner, 1979).

Ces questions du sociocentrisme nous intéressent dans le cadre de cette thèse car nous souhaiterions savoir si la population des motocyclistes dans son ensemble, telle qu’elle est définie en matière de sécurité routière comme une population particulière « d’usagers de la route » (au côté des conducteurs de voitures, de poids-lourds, des cyclistes ou des piétons), peut être définie comme un groupe social homogène partageant les mêmes représentations sociales (normes, croyances, règles, valeurs) et une identité sociale commune (selon un modèle de référence unifié du « Motard ») ou si, au contraire, des différences apparaissent en terme d’identité sociale entre différentes « communautés motardes », révélant ainsi l’existence de différents groupes sociaux, au sens où nous venons de les définir. Si c’est le niveau de l’identité motarde universelle qui prédomine, alors l’ensemble des motards devraient se référer à des valeurs communes, et les différences observées devraient se limiter à des aspects plus périphériques des représentations sociales, influencées par l’histoire personnelle des individus. En revanche, s’il existe effectivement différentes « identités motardes » au sens fort, c’est-à-dire au sens de groupes sociaux clairement différents, alors - selon les prédictions de la théorie de l’identité sociale et du sociocentrisme - nous devrions observer des jugements comparatifs intergroupes négatifs fondés sur des stéréotypes propres à chaque communauté et, à l’inverse, des jugements intra-groupes positifs, visant à définir sa propre communauté d’appartenance comme la seule constituée de « bons » ou de « vrais » motards.