1.2.2.4.2 La notion de « Mémoire Opérationnelle » en Ergonomie

A côté des travaux de la psychologie cognitive, l’ergonomie s’est de tout temps intéressée aux raisonnements cognitifs de l’opérateur humain. Mais à la différence de beaucoup de travaux de psychologie, ces recherches sont réalisées dans le cadre d'études de terrain portant sur des situations de travail réel ou sur des activités de la vie quotidienne, ce qui leur confère une bonne validité écologique.

Le concept de « mémoire opérationnelle » fut introduit par Bisseret (1970, 1995) pour désigner la capacité des opérateurs à mémoriser de façon durable, bien que non permanente, des informations nécessaires pour la réalisation d’une activité en cours. L'intérêt du concept de mémoire opérationnelle est qu’il se focalise beaucoup plus directement que ne le fait le modèle de MDT proposé par Baddeley sur les processus mentaux mis en œuvre au niveau de la MDT, ainsi que sur le produit de ces processus : les représentations mentales occurrentes dites « fonctionnelles » (Leplat, 1985), ou « opératoires » (Vergnaud, 1985), qui sont utilisées par les opérateurs humains pour réaliser leurs tâches et contrôler leur activité.

En s’inspirant des travaux soviétiques de Zintchenko (1966) et de Smirnov (1966) sur la mémoire humaine, Bisseret (1995, p. 75) déclare que «  la mémoire opérationnelle se distingue de la mémoire à long terme (ou permanente) en ce sens que les éléments stockés ne le sont qu'en vue d'un objectif précis et actuel. Si elle est donc effectivement transitoire (un oubli actif ou une certaine forme de mise à jour y doivent être importants), elle doit être distinguée cependant de la mémoire à court terme (ou immédiate) : la brièveté de la mémoire opérationnelle n'est pas de même nature que celle de la mémoire immédiate; elle est déterminée par le contenu et le degré de complexité de l'activité qu'elle sert. Passagère par rapport à la mémoire permanente, la mémoire opérationnelle peut-être longue en comparaison avec la mémoire immédiate ». Selon cette perspective, la mémoire opérationnelle apparaît ici comme une sorte de MDT à Long Terme. C'est notamment le point de vue de Richard (1990, p. 36) pour qui « le contenu de la mémoire opérationnelle est constitué, d'une part, de l'information contenue en mémoire de travail et, d'autre part, de la partie de la mémoire à long terme qui est activée, laquelle est constituée par les informations utilisées dans la tâche. La révision mentale fait qu'elles sont disponibles au même titre que si elles étaient en mémoire de travail. La mémoire opérationnelle dépasse donc de loin les capacités de la MDT ».

D'autres travaux viendront par la suite enrichir cette première définition de la mémoire opérationnelle. Ainsi Spérandio (1975) montrera que si la mémoire opérationnelle est sujette à certaines limites, les processus de gestion de l'information dont elle est le siège n'ont rien d'aléatoire : « l'augmentation de la quantité de données traitées et l'allongement de la durée de rétention provoquent toutes deux une diminution de la rétention des données quand celles-ci sont devenues caduques. Autrement dit, la sélectivité respecte l'efficacité: quand la charge mnésique augmente, les souvenirs les plus anciens et devenus inutiles pour la tâche laissent la place aux données plus récentes et encore utiles » (Spérandio, 1975; p. 73). L’auteur se réfère ici à une étude qu’il a réalisé auprès de contrôleurs aériens (Spérandio 1972, présentée dans Spérandio, 1988; pp. 98-100), et qui est riche d'enseignement sur le fonctionnement de la mémoire opérationnelle. Dans cette étude, Spérandio montre en effet que lorsque la charge de travail des contrôleurs augmente de façon excessive (par exemple, lorsqu’ils doivent gérer un nombre élevé d’avions), le système cognitif met alors en œuvre un processus de régulation qui favorise un mode de fonctionnement opératoire plus économique, en vue de maintenir une charge globale à un niveau inférieur du seuil de saturation (par exemple, les contrôleurs réduisent progressivement le contenu de leurs interactions verbales avec les pilotes, au fur et à mesure que le nombre d’avions à gérer simultanément augmente). Par ailleurs, et dans un autre registre, les travaux consacrés à l'étude des représentations fonctionnelles (Leplat, 1985), et sur lesquels nous reviendrons ultérieurement, apportent également des informations quant à la nature des représentations cognitives occurrentes contenues de la mémoire opérationnelle : ces représentations correspondent à des modèles mentaux (Johnson-Laird, 1983) qui ne sont pas toujours fidèles à la réalité objective. Elles se caractérisent par ce qu'Ochanine (1978) dénomme une déformation fonctionnelle: les caractéristiques qui sont pertinentes pour l'activité en cours y sont accentuées, mais les détails secondaires, au regard des intentions et des objectifs poursuivis par l'opérateur humain, y sont généralement négligés, voire ignorés.

Au final, ce que nous souhaiterions souligner ici, c'est la proximité du concept de mémoire opérationnelle avec certaines conceptions récentes de la Mémoire de Travail, et selon lesquelles « la MDT ne serait plus un des systèmes explicatifs et contraignants les activités intellectuelles, mais serait à l'inverse la conséquence du fonctionnement cognitif: on ne maintient plus pour traiter, mais le maintien résulte du traitement (ou du fonctionnement) et de ce fait, la capacité de MDT devient spécifique à des groupes d'activités intellectuelles » (Roulin et Monier, 1996 ; p. 248). Cette conception, soutenant que la capacité de la MDT serait dépendante du type d'activité est au cœur de travaux plus récents sur la mémoire humaine en psychologie qui ne se situent pas dans la même tradition scientifique. C’est notamment le cas des travaux d’Ericsson et Kintsch (1995), qui proposent un modèle de MDT cherchant à rendre compte de deux types de résultats qu'ils jugent contradictoires avec la conception classique de la MDT/MCT: d'une part, ils constatent que des sujets familiers d'une tâche manifestent, en situation naturelle, des capacités de MDT très différentes de celles observées chez ces mêmes sujets en situation artificielle de laboratoire. D'autre part, ils remarquent qu'une activité peut être interrompue et reprise par la suite sans que cela n’affecte les performances. Pour Ericsson et Kintsch, cela s'expliquerait par le fait que les sujets peuvent acquérir, dans des domaines spécifiques, des habiletés mémorielles d'encodage et de récupération leur permettant de stocker en MLT puis de recouvrer très rapidement un grand nombre d'informations nécessaires à la réalisation de la tâche en cours. Ils développeraient ainsi une sorte de « MDT à Long Terme » (MDT-LT), ce qui aurait pour principal effet d'accroître considérablement leurs capacités de mémorisation transitoire. La taille, la structure et le contenu de cette MDT-LT, lors d'une activité particulière, serait fonction de l'expérience du sujet dans cette activité. La facilité d'accès aux informations stockées en MDT-LT s'expliquerait, selon Ericsson et Kintsch (1995), par le fait que des indices de récupération seraient maintenus en MCT lors de l'activité. Ainsi, bien que beaucoup plus détaillée sur le plan fonctionnel, la conception de ces auteurs concernant la MDT-LT présente une forte proximité avec le concept de mémoire opérationnelle que l’ergonomie avait cherché à définir 25 ans plus tôt.