1.2.3.3.2 Les représentations cognitives « opératoires » du conducteur

Comprendre une situation, déclare Richard (1990, p. 11), c'est se la représenter. Comme nous l'avons déjà souligné, les représentations cognitives ne sont pas une copie de la réalité objective. Elles en sont une lecture simplifiée, déformée et finalisée pour servir les objectifs de l'activité humaine. En effet, la fonction principale de ces représentations est « de conceptualiser le réel pour agir efficacement » (Vergnaud, 1985). Comme le souligne cet auteur, le rôle de l'expérience pratique est déterminant dans la genèse des représentations cognitives, dans la mesure où « c'est dans l'interaction avec le réel que le sujet forme et éprouve ses représentations ». Ces représentations opératoires vont guider les décisions et les actions mises en œuvre par l’humain. Construites par l’action et pour l’action, elles constituent selon Leplat (2005) des « modèles intériorisés de la tâche » élaborés pour l’activité en cours, mais qui pourront ensuite être stockés en MLT et réactivés lors de futures réalisations de cette même tâche. Par ailleurs, comme le montrent les travaux d’Ochanine (1978) sur les Images Opératives, ces représentations font l’objet de déformations fonctionnelles (résultat de l’expertise), qui accentuent certaines caractéristiques situationnelles pertinentes pour l'activité (saillantes et signifiantes pour l’action), et minimisent ou négligent au contraire des détails secondaires, du point de vue des objectifs de la conduite. Ainsi, comme le soulignent Bellet, Bailly-Asuni, Mayenobe et Banet (2009, p. 1206), les représentations mentales du conducteur « ne contiennent qu’une infime partie de l’ensemble des informations disponibles dans l’environnement : elles se focalisent en priorité sur les informations utiles pour agir efficacement dans la situation du moment, en fonction des buts que poursuit le conducteur. Mais de l’autre côté, elles peuvent aussi être plus riches en information que ne l’est la réalité perceptible (maintien en mémoire d’une information préalablement perçue mais désormais masquée, inférence d’un événement futur à partir d’indices précurseurs, ou anticipation des effets d’une action en cours d’exécution). Ainsi, le modèle mental qu’un conducteur se construit d’une intersection pourra être très différent, selon qu’il a l’intention de tourner à gauche ou de tourner à droite dans cette infrastructure, ou selon qu’il seraou ne sera pas prioritaire lors del’exécutiondecette manœuvre ».

Dans le modèle COSMODRIVE, ces représentations opératoires sont modélisées sous la forme de Schémas de Conduite qui sont activés en mémoire de travail, puis instanciés au réel, afin de produire une Représentation Tactique Courante de la situation de conduite dans laquelle le conducteur évolue (Bellet et Tattegrain-Veste, 2003). Un schéma de conduite est défini ici comme un modèle fonctionnel de l’espace routier: l’infrastructure y est découpée en différentes zones auxquelles sont associés des buts à atteindre, des informations à prélever, des événements susceptibles de se produire, et des actions à mettre en œuvre en fonction de ces événements.

Figure 9 : Les « Schémas de conduite » (à gauche) et les « représentations cognitives opératoires » du conducteur (en bas à droite) dans le modèle COSMODRIVE
Figure 9 : Les « Schémas de conduite » (à gauche) et les « représentations cognitives opératoires » du conducteur (en bas à droite) dans le modèle COSMODRIVE

La figure ci-dessus présente un exemple de schéma pour l’activité de « tourne-à-gauche » dans un carrefour à feu. Ce schéma se compose d'un but (tourner à gauche), d'un ensemble d'états et de zones. Deux types de zones sont distingués : des zones de déplacement (Zi) qui forment la trajectoire du véhicule au fur et à mesure de sa progression dans l'intersection, et (2) des zones d’exploration perceptives (exi) dans lesquelles le conducteur recherche certaines informations (événements potentiels, ou conditions à vérifier pour engager une action particulière). A chaque zone de déplacement sont associées des actions à réaliser (comme freiner ou accélérer, pour atteindre un certain état en fin de zone) et des zones d'exploration perceptive utiles pour la réalisation de cette phase particulière de l’activité. Un état se caractérise par une position et une vitesse du véhicule. Trois types d'états sont représentés dans ce schéma : un état initial (en entrée d'intersection), un état final (correspondant au but à atteindre), et un ensemble d'états intermédiaires, correspondants aux différentes zones de déplacement qui composent les trajectoires, et permettant de passer de l'état initial à l'état final (Bellet, Bailly, Mayenobe et Georgeon, 2007).

En plus des schémas cognitifs tactiques, le conducteur utilise également des schémas opératoires d’un plus bas niveau pour gérer ses interactions avec les autres usagers de la route. Dans le modèle COSMODRIVE, ces schémas reposent sur un principe de « Zones Enveloppes » qui entourent le véhicule du conducteur mais qui sont aussi mentalement projetées sur les autres usagers. Ce type de schéma repose sur trois théories complémentaires (Bellet et al., 2009) :

  • La théorie des « bulles de proximité » de Hall (1966) qui s’est intéressé aux distances sociales que maintiennent les humains dans leurs interactions, et qui a montré que ces distances dépendaient des individus et de leur culture. Les zones enveloppes de COSMODRIVE jouent donc ici un rôle dans la régulation des distances sociales entre le conducteur et les autres usagers.
  • La théorie du « schéma corporel » de Schilder (1950), qui portait à l’origine sur l’image mentale que les êtres humains ont de leur corps et qu’ils utilisent pour se déplacer dans l’espace sans heurter les objets qui les entourent. Les zones enveloppes de COSMODRIVE joue ici le rôle d’une sorte de « seconde peau » à plusieurs couches, qui englobe le véhicule et s’entend autour de lui.
  • La théorie des « zones de sécurité », qui s’est développée dans le domaine particulier de la conduite automobile avec les travaux de Gibson et Crooks (1938), et qui a plus récemment été appliquée dans le cadre du suivi de véhicule pour décrire l’activité de maintien des distances inter-véhiculaires. Dans ce contexte particulier, Otha (1993) distingue trois zones de suivi : une zone de danger, une zone de menace et une zone de sécurité (correspondant à la distance que le conducteur tente de conserver avec le véhicule suivi).
Figure 10 : Modélisation des représentations mentales dans le modèle COSMODRIVE à partir des « schémas de conduite » et des « zones enveloppes » (Bellet et al., 2007)
Figure 10 : Modélisation des représentations mentales dans le modèle COSMODRIVE à partir des « schémas de conduite » et des « zones enveloppes » (Bellet et al., 2007)

La figure ci-dessus présente ces trois « zones enveloppes » telles qu’elles sont simulées avec COSMODRIVE, dans le cadre particulier d’une situation de tourne-à-gauche en intersection. Ces zones enveloppes sont actives en permanence (quelle que soit l'infrastructure considérée), et elles sont utilisées pour évaluer les risques de collision, éviter les conflits de trajectoires, et gérer les interactions tant physiques que sociales avec les autres usagers (par exemple, le fait de faire délibérément une queue de poisson à un conducteur que l’on double pour lui manifester de l’énervement à son égard).