1.2.3.4 Des représentations cognitives à la « Conscience de la situation »

Depuis une quinzaine d’années, la notion « Conscience de la Situation » (Situation Awareness) fait l’objet de nombreux débats au sein de la communauté scientifique des ergonomes (la revue Human Factors y a par exemple consacré un numéro spécial en 1995), mais ce sont sans conteste les travaux de Endsley (1995) qui constituent aujourd’hui encore l’une des références majeures sur la question. Pour cet auteur (1995), travaillant sur le pilote d’avion, la Situation Awareness est définie comme « un modèle interne du pilote concernant le monde qui l’entoure » ou bien encore, comme « la perception des événements de l’environnement dans un volume de temps et d’espace, la compréhension de leur signification et la projection de leur état dans le futur proche ».Dans sa théorie de la conscience de la situation en contexte dynamique reproduit ci-dessous, Endsley (1995) propose un modèle de la décision humaine articulé autour de trois niveaux différents de Situation Awareness : (i) le niveau de la perception des événements, (ii) le niveau de l’interprétation de la situation, (iii) et le niveau de l’anticipation (projection dans le temps concernant l’évolution future de la situation).

Dans ce modèle, Endsley (1995) distingue tout d’abord « une mémoire sensorielle à court terme » qui contient des processus de traitement automatique de l’information. A ce niveau, certaines propriétés des objets sont détectées comme la proximité spatiale, la couleur, la forme ou le mouvement. Les éléments les plus saillants de la situation peuvent entraîner une focalisation de l’attention et être encodés dans le module « perception » contenu dans la « mémoire de travail ». Ils pourront alors faire l’objet de traitements plus attentionnels, réalisés dans le second module de la mémoire de travail : « Interprétation-Compréhension-Projection ». Mais Endsley considère aussi la perception comme un processus dirigé par le contenu de la mémoire de travail et de la mémoire à long terme. A partir des schémas stockés en MLT et activé en MDT, l’opérateur peut en effet faire des hypothèses sur la situation et sur la survenue d’événements. Ces hypothèses forment alors des attentes perceptives que cherchera à vérifier le pilote. Lorsqu’un schéma est activé, il permet également de récupérer des « scripts », qui forment dans le modèle des connaissances centrée sur l’action. Un processus de « prise de décision » intervient alors pour sélectionner les scripts les plus appropriés au contexte de la situation du moment, puis les scripts sélectionnés sont ensuite mis en œuvre par un processus « d’Action guidance » qui intervient également dans la supervision de l’activité.

Figure 11 : Le modèle de la « Conscience de la Situation » (Endsley, 1995)
Figure 11 : Le modèle de la « Conscience de la Situation » (Endsley, 1995)

A bien des égards, ce modèle présente donc beaucoup de points communs avec les travaux réalisés plus classiquement en psychologie cognitive sur les représentations mentales occurrentes, tels que nous les avons présentés et discutés dans ce chapitre. Mais, comme le soulignent Bellet, Bailly, Boy, Boverie et Hoc (2006), en plaçant le concept de « Conscience de la Situation » au centre de ces travaux, Endsley a permis de rendre plus concrète la notion de représentation auprès de non psychologues, permettant ainsi une meilleure prise en compte du fonctionnement cognitif du sujet humain lors de la conception des systèmes d’aide au pilotage d’avion. C’est tout particulièrement le cas pour ce qui concerne les risques induits en termes de Conscience de la Situation en cas de partage d’attention dans le cockpit, ou dans le cadre de tâche de complexité excessive. En effet, dans son modèle, Endsley insiste sur le fait que la qualité de la CS peut être directement affectée par la quantité de ressources cognitives disponibles. Cet aspect est important, non seulement sur le plan pratique, mais également sur le plan fondamental, car cela signifie que l’élaboration d’un modèle mental de la situation nécessite, au moins en partie, l’intervention de processus attentionnels.

Dans le cadre de sa thèse de doctorat, Bailly (2004) s’est plus particulièrement intéressé à cette question. En situant son approche dans le cadre des théories d’Endsley, d’une part, et du modèle COSMODRIVE, d’autre part, Bailly a défini le protocole expérimental « OSCAR » (Outils Standardisé pour la Comparaison et l’Analyse des Représentations).

Figure 12 : Le protocole OSCAR pour l’étude de la conscience de la situation du conducteur automobile (Bailly, 2004)
Figure 12 : Le protocole OSCAR pour l’étude de la conscience de la situation du conducteur automobile (Bailly, 2004)

Cette méthode repose sur la présentation de courtes séquences vidéo brutalement interrompues. La dernière image de la séquence, préalablement modifiée (suppression ou ajout d’un élément de la scène), est alors présentée au sujet, et celui-ci se doit (i) d’indiquer si cette image a ou non fait l’objet de modification, (ii) de préciser la nature de la modification détectée. Il convient de préciser que toutes les modifications d’images réalisées portent sur des éléments importants, du point de vue de la conduite automobile. Ainsi, ne pas détecter une modification signifie que le conducteur, à cet instant tout au moins, ne dispose pas d’une Conscience de la Situation adéquate pour garantir sa sécurité (ex : non prise en compte d’un événement critique, mauvaise interprétation des règles de priorité d’une intersection, etc.). La passation du protocole peut s’effectuer en condition de Simple Tâche, ou en parallèle d’une tâche de calcul mental (Double Tâche), ceci afin de mesurer les effets d’une tâche secondaire sur la Conscience de la Situation et d’apprécier, du point de vue de l’élaboration de la représentation mentale de la situation, le poids respectif des traitements automatiques versus attentionnels

Tableau 2 : Etude de la Conscience de la Situation chez le conducteur automobile : Pourcentage de bonnes détections de modifications sur des séquences vidéo de scènes routières (extrait de Bellet, Bailly-Asuni, Boy, Boverie et Hoc, 2006)
Populations
(groupes de 10 à 20 sujets)
En condition de Simple Tâche En condition de
Double Tâche
Conducteurs expérimentés (20-40 ans) 74,9 % 61,5 %
Conducteurs Novices (18-30 ans) 58,5 % 42,7 %
Conducteurs Âgés (+ de 65 ans) 50,3 % 44,5 %

Les résultats obtenus au moyen de ce protocole (tableau ci-dessus) ont permis de montrer des différences statistiquement significatives pour l’ensemble des sources de variation considérées. On constate ainsi, par exemple, que la performance des conducteurs en matière de détection des modifications dépend :

Ces résultats permettent ainsi de montrer que la Conscience de la Situation est intimement liée au problème du niveau de contrôle de l’activité. Du point de vue cognitif, l’activité de conduite automobile relève en effet de deux niveaux de contrôle : un mode automatique et un mode attentionnel. Ces deux niveaux contrôle renvoient à une distinction bien établie dans la littérature scientifique. C’est par exemple le cas, en psychologie, avec les travaux de Norman et Shallice (1986) précédemment discutés en section 1.2.3.3, ou bien encore avec la distinction que proposent Schneider et Schiffrin (1977) entre les processus contrôlés, qui requièrent de l’attention et qui ne peuvent s’exécuter que de façon séquentielle, et les processus automatiques, susceptibles de s’engager en parallèle, et sans le moindre effort attentionnel. Mais cette distinction est aussi mise en avant dans les travaux de Rasmussen (1986) qui distinguent différents niveaux de contrôle de l’activité, selon que les comportements mis en œuvre s’appuient sur des habiletés sensori-motrices fortement intégrées (Skill-based behaviours), des règles de décision bien maîtrisées permettant de gérer des situations familières (Rule-based behaviours), et des connaissances plus abstraites et génériques, qui seront activées dans des situations nouvelles, pour lesquelles l’opérateur ne dispose pas d’expérience antérieure adéquate (Knowledge-based behaviours).

Lorsque la situation est banale et routinière, la conduite repose donc largement sur un mode de contrôle automatique, susceptible de s’engager sans nécessiter de véritable contrôle attentionnel. Une large part des activités mentales du conducteur relève alors de compétences empiriques, fortement intégrées et automatisées (comme appuyer sur l’accélérateur ou tourner le volant pour se maintenir sur la voie).

A l’inverse, certaines situations ou décisions de conduite sont plus difficiles, cognitivement coûteuse, parfois même critiques, nécessitant alors toute l’attention du conducteur pour pouvoir être gérée correctement. Lorsqu’on s’engage dans une intersection en coupant un flux de circulation prioritaire, par exemple, ou lorsqu’on décide de dépasser un autre véhicule sur une petite route de campagne, il s’agit bien souvent de décisions explicites et volontaires, même si les motifs qui sont à l’origine de ces décisions peuvent ne pas toujours être conscients.

Toutefois, comme le soulignent Bellet, Bailly-Asuni, Mayenobe et Banet (2009, p. 1208) « Il ne faut donc pas voir ces deux boucles de régulation de façon indépendantes. Bien au contraire. Ces deux niveaux de contrôle de l’activité s’enchâssent l’un dans l’autre. En fonction de l’expérience et de l’expertise du conducteur, ou selon le caractère familier de la situation, par contraste avec une situation nouvelle, la conduite sera alternativement à dominante plus explicite, décisionnelle et attentionnelle versus à dominante plus routinière, automatique et implicite ».

Cette relation étroite entre les modes de contrôle automatique et attentionnel apparaît aussi très clairement lorsqu’une situation routinière devient soudainement critique, ou anormale. Dans ce contexte, alors que le conducteur pouvait jusqu’ici conduire son véhicule sur un mode fortement automatisé, toute son attention doit immédiatement se focaliser sur le problème à résoudre dès que celui-ci est détecté, et c’est le mode de contrôle attentionnel qui prend alors le relais. Toute la question qui se pose dans cette transition est celle de la « prise de conscience du risque », c’est-à-dire la façon dont le conducteur détecte le danger sur la route et évalue la criticité de la situation.