1.3.2.1 Jugement sociétal sur le risque et sur la prise de risque

Turner et al. (2004) soulignent en effet que la prise de risque peut être appréhendée de deux façons très différentes, selon les valeurs d’une société. La prise de risque sera jugée négativement si elle renvoie à un comportement volontaire et socialement inacceptable (par exemple, si ce comportement met en danger la vie d’autrui, ou si le risque pris est jugé comme « gratuit ») susceptible d’avoir des conséquences négatives, soit pour celui qui s’y adonne, soit pour autrui, en termes de morbidité ou de mortalité (par exemple : l’usage de stupéfiant au volant). En revanche, la prise de risque pourra être jugée positivement et être acceptée, voire valorisée par la société, dès lors que cette mise en danger délibérée de soi-même (ou d’autrui) sera reconnue d’utilité publique ou légitime (comme, par exemple, engager toutes ces économies pour créer son entreprise, ou combattre le feu en cas d’incendie, menacer la vie d’autrui par légitime défense).

Du point de vue sociétal, certaines prises de risque peuvent également être jugées comme acceptables, ou pour le moins compréhensibles, car relevant d’un processus considéré comme « naturel ». C’est typiquement le cas concernant certaines prises de risque à l’adolescence. En effet, Lerner et al. (1991) ont montré que, d'un point de vue développemental, la prise de risque est nécessaire aux processus d'acquisition de compétences, d’indépendance et d’individualisation du sujet. C’est pourquoi durant la période de l’adolescence, les jeunes sont plus enclins à adopter des comportements « à risque ». Ils mettent alors à l’épreuve leur environnement et leur entourage familial. Cette défiance vis-à-vis de danger peut parfois s’apparenter à un véritable rite de passage auprès de ses pairs. Mais c’est aussi un moyen d’expérimenter les interdits parentaux en vue de gagner son indépendance et de quitter l’enfance. Les neuropsychiatres parleront alors de restructuration psychobiologique. Comme le souligne Le Breton (1991) « ces prises de risque par défi ont une fonction positive, dans la mesure où elles actualisent les rites ordaliques des sociétés plus anciennes. Elles s’apparentent aux rites initiatiques qui ont toujours jalonné le passage de l’enfance à l’âge adulte, et expriment souvent des valeurs qui sont celles de la société adulte, même si elles échappent de plus en plus souvent à son contrôle ».

Mais les comportements de prise de risque socialement acceptables ne se limitent pas à la problématique de l’adolescence. La prise de risque dans les activités sportives dites « extrêmes », par exemple, qui invitent au dépassement de soi, tant physique que mental, bénéficie souvent d’une bonne image sociale. Relevant du courage et de la force, ces activités exercent même une certaine fascination et sont alors favorablement accueillies aux yeux de la société. Dans les sports extrêmes (alpinisme, raid de survie etc.), le risque ou le danger peut devenir une source de plaisir, puisqu’il amène le compétiteur à aller à la rencontre de lui-même en dehors des limites d’un cadre social toujours en quête de sécurité. « Paradoxe dans les sociétés modernes, l’aventure caractérisée par les sports extrêmes est devenue un moyen de formation et d’intégration sociale, une technique de mise à l’épreuve afin de promouvoir chez les cadres ou les dirigeants l’esprit d’entreprise, le sens de l’équipe, le goût du risque ». Selon Baudry (1991), « la prise de risque peut aussi devenir chez certains une forme élaborée et originale de loisir, le danger étant considéré comme une expérience permettant de se distraire d’un quotidien ennuyeux. La conduite à risque permet alors d’exprimer une fascination pour le dépassement de soi. Au niveau social, cette prise de risque est valorisée. L’envie de se distinguer, valorisante d’un point de vue narcissique, peut conduire à des pratiques qui sont limitées à une très faible minorité d’individus. Dans une société soucieuse avant tout de sécurité, le risque délibérément choisi peut devenir une valeur et une légitimation de l’existence. Affronter le risque et les situations extrêmes revient à accéder à une sorte de mythologie contemporaine du héros ».

Pour Peretti-Watel (2001, p. 75), « nos valeurs peuvent dans certains cas nous conduire à prendre des risques, parce que ces risques sont constitutifs de notre identité individuelle », sociale, ou culturelle. Parfois, ces valeurs nous conduiront à minimiser les risques pris, voire à les ignorer. Dans d’autres cas, au contraire, ils seront affirmés et revendiqués. Nos valeurs façonnent nos expériences, et elles influencent notre perception des risques : selon sa culture, chacun privilégie telle ou telle source d’information, se représente lui-même, le monde et les risques de telle ou telle façon. Certaines valeurs donnent aussi du sens aux risques, en distinguant les risques qui sont à craindre de ceux qu’il nous faut prendre. Ainsi, « risques et valeurs sont indissociables. Les premiers se trouvant à la source des secondes » (Peretti-Watel, 2001 ; p. 77). En effet, comme le souligne Ewald (1998, p. 42-43), « c’est à travers le risque de sa vie que l’homme prend conscience de lui-même comme d’un homme, celui dont la valeur ne se réduit pas à son existence biologique, celui qui précisément est capable de la risquer pour autre chose. Le monde des valeurs se révèle grâce à la capacité qu’à l’homme de se risquer pour elles. […] à travers le risque que je prends se mesure la valeur que j’attache à ce pour quoi j’accepte de prendre le risque : la patrie dans la guerre, la liberté dans la résistance, l’amour dans le sacrifice de mon confort personnel. Ce qui fait la valeur d’une valeur, c’est ce qu’on est prêt à risquer pour elle ». De ce point de vue, « la prise de risque peut être positive, elle n’est pas forcément pathologique. Si l’adolescent qui se livre à des conduites à risque est différent du soldat, du résistant ou de l’amoureux, c’est peut-être parce qu’il met sa vie en jeu pour affirmer son attachement à des valeurs qui ne sont pas reconnues par la société des adultes dans laquelle il vit » (Peretti-Watel, 2001; p. 77).

Dans le contexte particulier de la conduite automobile, la prise délibérée de risque au volant est aujourd’hui plutôt jugée négativement par la majorité des français, mais il s’agit là d’un phénomène très récent et qui ne concerne pas forcément toutes les populations de conducteurs, ni toutes les formes de prise de risque. Comme le montrent en effet les enquêtes SARTRE (réalisées sur plus de 12 années consécutives, et qui continuent actuellement), les jugements des conducteurs concernant certaines prises de risque, comme le fait par exemple de dépasser les limites de vitesse autorisées, seront très différents en fonction de l’âge, du sexe, du niveau social et/ou de la profession, de l’expérience de conduite, et du nombre de kilomètres parcourus dans l’année (Delhomme et Cauzard, 2000). Cette enquête, réalisée à travers l’Europe, montre également de fortes différences à cet égard entre les ressortissants des différents pays. Avant de traiter plus avant cette question, il est nécessaire de rappeler les fonctions du risque et de la prise de risque au volant, telles quelles ont été identifiées par Assailly (1992).