1.3.2.2 Les fonctions du risque et de la prise de risque dans le contexte routier
Assailly (1992) conçoit le comportement de prise de risque sur la route en lien avec les bénéfices attendus par le sujet (les « gains »), et ceci malgré les « pertes » potentielles (enjeux corporels, matériels, financiers, sociaux et moraux) induits par cette prise de risque. Selon cet auteur, la prise de risque a un rôle structurant, et la fonction de cette prise de risque est intimement liée à l’estimation que se fait l’individu de « l’utilité du risque ». En s’interrogeant sur cette utilité, Assailly (pp. 125-127) propose une typologie des différentes formes de prises de risque « en fonction des gains et des pertes associés au risque routier ». L’auteur identifie 5 fonctions différentes du risque et de la prise de risque dans le contexte particulier de la conduite automobile :
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Le risque « catharsis »: la prise de risque est ici assimilée, chez certains individus, à une extériorisation de l’agressivité et du stress, et il constitue une sorte de défouloir, voire « une compensation des frustrations, une défense contre d’autres peurs et angoisses que celles de l’accident, un déplacement de l’agressivité […]. La prise de risque jouerait en quelque sorte ici, poursuit Assailly (p. 125), une fonction thérapeutique, ou pour le moins d’exutoire. Cela peut donner lieu à des comportements de conduite agressifs vis-à-vis des autres usagers de la route, comme le fait de « coller » une voiture de très près, ou bien de se rabattre en faisant délibérément une « queue de poisson » (sans parler les insultes verbales ou gestuelles qui accompagnent parfois ces manœuvres). Autant de pratiques qui peuvent présenter un risque, pour soi-même comme pour autrui.
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Le risque « autonomie » : la prise de risque est ici associée à une recherche d’indépendance vis-à-vis d’autrui et à une volonté de contrôle de son propre comportement. C’est une forme d’affirmation de soi qui contribue au processus d’autonomisation du sujet. Cette prise de risque est particulièrement fréquente dans les groupes sociaux, ou chez les individus, qui sont en période d’acquisition de leur indépendance et/ou d’affirmation de leur autonomie, comme les adolescents. À l’entrée dans l’âge adulte, l’acquisition du permis de conduire et le fait de disposer d’un véhicule constitue typiquement des facteurs d’autonomie tant sur le plan symbolique que d’un point de vue effectif, en matière de mobilité, même si cette mobilité présente des risques nouveaux (par rapport aux déplacements en transport en commun, par exemple), comme celui de s’exposer à un accident de la route. Mais Assailly intègre également au risque « autonomie » des attitudes d’affirmation de soi susceptibles d’entrer en conflit avec l’autorité, qu’il s’agisse de l’autorité parentale ou de celle de normes sociales s’opposant au désir d’indépendance auquel aspire le sujet. Pour l’auteur, cette prise de risque peut alors prendre la forme, chez le jeune conducteur notamment, d’une démarche de transgression délibérée de l’interdit, dans l’objectif de tester les limites de l’autorité, au regard de sa propre liberté. Cette dimension nous intéresse, notamment pour ce qui concerne la prise de risque chez des populations de jeunes motocyclistes venant juste d’acquérir leur permis de conduire à moto.
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Le risque « stimulation »: Assailly (p.126) définit cette forme de prise de risque comme ayant « une fonction d’excitation du système nerveux central », le risque agissant ici comme un activateur de l’organisme. Ce besoin de stimulations peut être très différent selon les individus, certains recherchant activement de telles « décharges d’adrénaline » en s’exposant délibérément au risque, tandis que d’autres aspireront bien au contraire à les éviter. Cette forme de prise de risque sera par conséquent intimement liée aux traits de personnalité des individus, et notamment à leur propension à « la recherche de sensation » telle que cette notion a été définie par Zuckerman (1979). Dans le contexte routier, il s’agit typiquement du risque que prend et du plaisir que retire un conducteur, lorsqu’il roule à grande vitesse. Cet aspect nous intéresse plus particulièrement dans la mesure où la transgression des limitations de vitesse, voire la pratique de vitesses très élevées, est souvent associée à certains modèles sportifs de moto et, par conséquent, à certains profils de motards ou à certaines communautés motardes.
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Le risque « prestance » (ou « prestige ») : Cette dernière fonction de la prise de risque sur la route identifiée par Assailly renvoie à la relation qu’entretien l’individu vis-à-vis d’autrui et/ou avec son groupe son d’appartenance, et est définie comme une volonté d’acquérir du prestige auprès de ses pairs. En prenant de tels risques, l’individu (et notamment le jeune conducteur) chercherait ainsi à « confronter son image propre (c’est-à-dire ce qu’il pense de lui) et son image sociale (ce qu’il croit que les autres pensent de lui). De même, au sein d’un groupe, la prise de risque est un facteur de popularité, donc de l’acquisition ou de maintien du statut. Si l’on considère par exemple « l’aura » des champions automobiles, le risque a ici une fonction de prestige, de compétitivité, bref, de dominance » (p. 126 et 127). Le risque et la prise de risque ont donc ici une véritable fonction identitaire au sein d’un groupe d’appartenance, ou vis-à-vis de la société. Cette dimension nous intéresse plus particulièrement dans la mesure où nous nous interrogerons sur l’existence de prises de risques spécifiques à certaines communautés de motocyclistes, en nous questionnant sur le rôle que pourraient jouer leurs représentations sociales, leurs normes de référence ou leurs « identité motarde » dans la prise délibérée de certains risques à moto (comme le fait de rouler très vite, de boire de l’alcool avant de conduire, de porter le casque ainsi que des vêtement de sécurité), et ceci en fonction du groupe d’appartenance (et des enjeux identitaires) dont se réclameront ces différentes communautés motocyclistes.
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Le risque « pratique » : Cette forme de prise de risque est sans doute la plus banale et la plus répandue sur la route, puisqu’elle vise à résoudre un problème pratique, comme le fait de rouler vite ou de passer à l’orange lorsqu’on est pressé, ou de ne pas respecter un sens interdit afin d’accomplir plus commodément un trajet. « Ce type d’utilité du risque semble le moins spécifique et concerne quasiment l’ensemble de la population des conducteurs » (Assailly, p. 127).