1.3.2.5 Influence sociale du groupe et prise de risque: des valeurs normatives aux conduites extrêmes

Au-delà des caractéristiques individuelles dont il vient d’être question, les attitudes des individus vis-à-vis du risque sont aussi intimement liées aux systèmes de valeurs du groupe d’appartenance dont ils se réclament. Ces valeurs, qui forment les normes sociales partagées par les membres de ce groupe, sont susceptibles d’expliquer certaines prises de risque, au niveau individuel ou collectif. En effet, une norme sociale est, selon Shérif et Shérif (1969, p. 141), « une échelle évaluative indiquant une latitude acceptable et une latitude inacceptable pour le comportement, l’activité, les comportements, les croyances, ou tout autre sujet concernant les membres d’une unité sociale ». C’est donc une sorte de « guide » ou de « mètre étalon » auquel se réfèrent les membres d’un groupe donné, et qui va définir (d’une façon explicite ou implicite) les marges de conduites de chacun, les attitudes qu’il peut avoir, et les comportements socialement accepté ou valorisés dans ce groupe ou, à l’inverse, ce qui est répréhensible, dévalorisant, ou inacceptable de faire ou de penser, au regard des valeurs propres à ce groupe. Comme nous l’avons déjà souligné dans le premier chapitre, ces valeurs, plus ou moins rigides et normatives, vont directement peser sur l’individu appartenant au groupe et vont ainsi façonner son identité individuelle, en référence avec l’identité sociale du collectif et/ou par rapport à un modèle identitaire « idéal » auquel le groupe se réfère. Ce modèle identitaire peut être incarné par une figure emblématique (un héros de cinéma, un homme politique, un chanteur de rock), ou par une personne réelle, comme le leader du groupe, auquel chacun cherchera alors à s’identifier, à ressembler par ses attitudes personnelles, et à se conformer par ses propres comportements ou pratiques.

En matière de prise de risque, l’influence du groupe peut parfois inciter ses membres à s’exposer délibérément au risque, soit dans un objectif d’intégration au groupe (« pour faire comme les autres »), soit par défiance vis-à-vis de ses pairs (pour les impressionner ou pour gagner du prestige au sein du groupe, voire pour en prendre le leadership). Mais cette défiance peut également être collective et s’adresser de la part du groupe lui-même vis-à-vis de la société environnante. Cette défiance peut alors prendre la forme de transgressions délibérées de limites, de règles ou de lois qui régissent cette société et/ou qui l’incarne aux yeux du groupe. La transgression est alors à la fois une forme de rejet des valeurs sociétales tout autant qu’elle est une affirmation des valeurs du groupe, contre celles de la société. Sans aller jusqu’aux cas extrêmes de délinquance, ces formes de transgression peuvent néanmoins permettre de resserrer les liens du groupe et jouer alors un véritable rôle d’identification collective ou de revendication identitaire, en contraste avec la société environnante.

Par ailleurs, en matière de prise de décision collective, les travaux de Stoner (1961) consacré la question de l’influence du groupe la prise de risque ont montré que des décisions prises collectivement pouvait aboutir à des choix collectifs bien plus risquées que si ces décisions avait été prises individuellement par chacun des membres du groupe. Stoner (1961) appelle ce phénomène la « polarisation collective » qui correspond (Delouvée, 2010) à une « extrémisation » , un « durcissement » ou une « radicalisation » des jugements du groupe les conduisant à prendre collectivement des décisions plus extrêmes que la moyenne des jugements exprimés individuellement.

Dans le domaine particulier de la sécurité routière, l’influence du groupe sur la prise de risque au volant peut générer par exemple, dans le cadre de déplacements collectifs à plusieurs véhicules, des effets de « surenchère entre pairs » (en termes de vitesses pratiquées, par exemple, ou de dépassements mutuels successifs pour « faire la course »), ou la prise de risques excessifs pour impressionner les passager que l’on transporte. Pour ce qui concerne plus spécifiquement la conduite à moto, l’influence du groupe peut être encore plus marquée, dans la mesure où les membres de certaines communautés motardes se déplacent fréquemment à plusieurs. Dans les années 70-80, ce sont plutôt les phénomènes de « bandes » (les « Blousons noirs », ou les « Hells Angels ») qui pouvait faire l’objet de préoccupations pour la sécurité routière, dans la mesure où elle pouvait prendre parfois la forme d’une conduite agressive vis-à-vis des autres usagers de la route (ou des autres motards n’appartenant pas à la même communauté). Aujourd’hui, d’autres « pratiques extrêmes » de la conduite, tant en voiture qu’à moto, semblent bien plus préoccupantes en termes de prise de risque sur la route, à travers les « courses sauvages6 » (ou « runs »).

Ce phénomène, bien que ne concernant qu’une minorité de conducteurs, tend néanmoins à se développer sous diverses formes depuis une vingtaine d’années. Les effets du groupe sur la prise de risque y sont manifestes, puisqu’il s’agit ici de « faire la course » sur le réseau routier (autoroutes, nationales, départementales, zones industrielles désertes, voire parkings), ou de se lancer des défis en termes d’acrobaties (lorsqu’il s’agit de rassemblement de « tuners » : dérapage ou « drift », pouvant aller jusqu’à des pratiques de tête-à-queue à grande vitesse, lever de roue(s), « burn » pour brûler ses pneus à l’arrêt, etc.). Dans certains quartiers (zones industrielles désertées les nuits de week-end), ou sur certains tronçons routiers, cette activité se pratique devant des spectateurs qui se rassemblent (le vendredi ou le samedi soir) pour assister à ces « démonstrations ». Ce phénomène donne régulièrement lieu à des reportages télévisés7 et il a également occasionné des débats à l’Assemblée Nationale ou au Sénat (voir un exemple en annexe). Il a aussi fait l’objet de nombreux articles de presse8.

Ces « conduites extrêmes » ne concernent pas spécifiquement la France, et elles touchent par ailleurs toutes les couches sociales. Ainsi, par exemple, une forme particulière de courses sauvages (dénommée « Cannonball » ou « Torpedo run »), originaire d’Angleterre, réunie des amateurs fortunés (et une dizaine de véhicules dans certains cas) possédant des voitures de sport haut de gamme. Ils partent de Londres pour rejoindre à très grande vitesse des villes comme Istanbul, Cannes, Barcelone, Monte Carlo. A titre illustratif, un article récent du Progrès (10/07/20109) fait état d’une arrestation et d’une mise en garde à vue, le vendredi 8 juillet 2010 en Seine-et-Marne, de deux britanniques (âgés de 40 et 52 ans), qui s’adonnaient à cette forme de « compétition » sur l'autoroute A6 (de l’Italie vers l’Angleterre, en passant par la France) au volant d’une Bentley continental GT et d’une Porsche 911 Carrera (contrôlées respectivement à 201 km/h, 195 km/h sur l'autoroute A6). Ils étaient accompagnés de 5 autres conducteurs, conduisant notamment une Audi R8 (contrôlée à 206 km/h à la hauteur d'Auxerre), une Ferrari (contrôlée à 162 km/h sur l’A6) et une Bentley (contrôlée à 140 km/h sous le tunnel du Mont-Blanc). Dans un registre différent, un article de La Dépèche.fr du 11 août 200910 fait état pour sa part d’un jeune toulousain d’une vingtaine d’années, interpellé le 7 août 2009 alors qu’il roulait à contresens sur l’autoroute pour échapper aux policiers, après s’être « tapé un run » avec un autre conducteur sur le Chemin de Fondeyre (axe parallèle au périphérique toulousain), lieu de rassemblement chaque vendredi soir pour effectuer des « runs sauvages ». Mais l’on trouve également très facilement sur internet des articles de presse décrivant ce type de « course sauvages », se transformant parfois en faits divers, dans toutes les régions de France, Martinique et Guadeloupe11 comprises.

Notes
8.

Extrait d’un article du Parisien ( http://www.yanndarc.com/article-21774594.html ):« Depuis quelques semaines, les amateurs de vitesse ont pris pour point de ralliement les aires de La Courneuve sur l’autoroute A 1. « Tous les vendredis, c’est pareil. Ils arrivent vers minuit. On peut monter jusqu’à 180 véhicules. Ils font des paris, se lancent des défis », confie Pascal Devic, responsable de la station Carrefour. «  Les gens s’assoient sur l’herbe au bord de la route, pour regarder le spectacle ». Le rendez-vous nocturne voit affluer les fanas de tuning, cet art qui consiste à personnaliser sa voiture jusqu’à la rendre unique. Si l’amour des belles mécaniques n’a rien d’illégal, celui de la vitesse inquiète les pouvoirs publics. En un mois, deux conducteurs ont été grièvement blessés dans ce secteur. Tous deux roulaient à bord de voitures « tunées ». [ Dans le cadre d’une opération de répression mise en place par les forces de l’ordre] « les radars installés à proximité du lieu de rassemblement ont flashé 33 bolides lancés largement au-dessus de la vitesse autorisée.[…] «L’un d’entre eux roulait à 213 km/h, souligne Eric Verzèle, commandant de la CRS autoroutière Nord-Ile-de-France. Les gens doivent comprendre que l’autoroute n’est pas un terrain de jeux ! ».

11.

http://www.domactu.com/actualite/106785230036976/guadeloupe-une-fusillade-eclate-lors-d-une-course-sauvage/