1.3.3.3 De la « Conscience de la Situation » à la « Conscience du Risque »

Dans le second chapitre, notamment à travers le modèle COSMODRIVE, nous avons défini la notion de Conscience de la Situation comme la représentation mentale occurrente qu’élabore et manipule dynamiquement le conducteur de son environnement de conduite. Cette représentation cognitive permet non seulement au conducteur de comprendre les événements qui se produisent sur la route, mais également de les anticiper en fonction des ses connaissances quant à l’évolution de la situation, ou selon les effets qu’il s’attend à ce que ses actions produisent. Lorsque la situation de conduite est « normale », l’activité du conducteur peut alors être vue comme une double boucle de régulation (attentionnelle et automatique) dynamique « Perception-Cognition-Action » organisée autour de cette Conscience de la Situation.

Lorsqu’un événement critique se produit sur la route, le conducteur doit alors prendre conscience que la situation, jusqu’ici « normale », devient soudainement « critique ». C’est la prise en compte de cette rupture dans l’activité comme dans la situation, nécessitant alors une adaptation de la part du conducteur - en fonction du danger perçu et de la façon dont il se représente cognitivement le risque (son évaluation subjective) - que nous appelons la « Conscience du Risque » du point de vue cognitif.

Cette thématique a fait l’objet d’une expérimentation au LESCOT antérieure à notre thèse (Projet ARCOS ; Bellet, 2006). Cette recherche a été réalisée sur route ouverte, au moyen d’un véhicule instrumenté équipé de nombreux capteurs capables de rendre compte des comportements de conduite. La scène routière ainsi que les conducteurs étaient aussi filmés durant ces expérimentations. La tâche des participants consistait à suivre un itinéraire de 160 kms en zones urbaines et sur routes de campagne, sans autre consigne que celle de suivre les destinations spécifiées par l’expérimentateur. Dix conducteurs expérimentés (5 hommes et 5 femmes, âge moyen de 39 ans) ont participé à cette étude. Au final, plus de 100 situations présentant un risque de collision (plus ou moins critique) ont été collectées. Ces situations ont ensuite été analysées en se situant dans le cadre du modèle de la situation d’accident proposé par Malaterre (1987, et décrit dans la section précédente). Sur la base de ces analyses, un modèle de l’activité de conduite en situation critique a été développé (Bellet, 2006), modèle dont la première phase correspond à une étape de prise de conscience, par le conducteur, du caractère critique de la situation. Cette étape perceptivo-cognitive intègre à la fois la perception du danger et l’évaluation subjective du risque, en vue d’y réagir. Ce modèle distingue six phases « cognitivo-comportementales » dans le cas d’une situation d’arrivée sur un obstacle, comme un véhicule très lent tel qu’un tracteur, par exemple :

  1. La phase de conduite en situation « normale », qui précède la détection de l’obstacle (et donc du danger).
  2. La phase de « prise de conscience de la criticité de la situation » au cours de laquelle le conducteur détecte l’obstacle (le tracteur) et prend conscience que celui-ci représente une menace plus ou moins conséquente pour lui, s’il ne fait rien. C’est le moment de rupture où la situation devient « anormale », et où le conducteur est censé non seulement détecter l’obstacle mais également évaluer le risque de collision (c’est-à-dire, la « criticité » de la situation).
  3. La phase de « régulation-récupération », pendant laquelle le conducteur prend une décision d’action et/ou de réaction d’urgence puis agit sur les commandes du véhicule afin d’éviter l’accident (la collision avec l’obstacle).
  4. La phase de « conduite stabilisée » : cette étape n’est pas systématique (elle dépend de l’action de régulation mise en œuvre ; elle n’aura pas lieu par exemple si le conducteur opte d’emblée pour un dépassement du tracteur) mais elle se produit néanmoins fréquemment. Dans le scénario considéré ici (arrivée sur un tracteur) elle correspond au moment où la situation est récupérée, c’est à dire lorsque le conducteur suit le tracteur à 25 km/h et que les risques de collision initiaux avec l’obstacle sont complètement maîtrisés. Toutefois cela ne veut pas dire pour autant que tous les risques encourus sont définitivement écartés. Il est en effet très probable que le conducteur cherche alors à dépasser le tracteur (et s’expose alors à d’autres risques).
  5. La phase de « résolution » : qui correspond généralement au dépassement du véhicule lent, ou à un changement de direction de ce dernier (s’il tourne ou se range sur le côté de la route, par exemple)
  6. Enfin, la situation de conduite redevient « normale » lorsque l’obstacle a effectivement disparu de la scène (lorsque que le conducteur a achevé son dépassement, ou lorsque le tracteur a tourné, par exemple).

Ce modèle en 6 états repose sur une analyse de l’activité réelle des conducteurs tels qu’elle a été enregistrée durant l’expérimentation. La figure ci-dessous illustre le type de données collectées, et les analyses qui en ont été faites en termes de « Conscience de la Situation » et de « Conscience du Risque ».

Figure 24 : Exemple de prise de conscience d’un risque par un conducteur automobile (extrait de Banet et Bellet, 2008)
Figure 24 : Exemple de prise de conscience d’un risque par un conducteur automobile (extrait de Banet et Bellet, 2008)

Dans cet exemple, la conductrice se rapproche d’une file de véhicules arrêtés devant des feux de travaux (actuellement rouges). Dans un premier temps, elle prend parfaitement conscience de cette présence d’obstacles (véhicules arrêtés à hauteur du feu): elle relâche alors l’accélérateur, puis active la pédale de frein (cercle 1). La vitesse du véhicule décroît, puis se stabilise à 35 km/h (cercle 2). A cet instant, la conductrice est persuadée de bien maîtriser la situation: de son point de vue (qui sera explicité lors d’un entretien d’auto-confrontation réalisé après la phase de conduite), les feux venant de passer au vert, les véhicules arrêtés vont démarrer sans tarder, et il n’est donc pas nécessaire dans ces conditions qu’elle cherche à s’arrêter. Elle relâche ainsi la pédale de frein (cercle 3), considérant que sa vitesse actuelle confère à son véhicule une dynamique appropriée pour repartir « dans la foulée » des autres conducteurs (hypothèse correspondant à ligne pointillée du cercle 4, et correspondant à la conscience qu’elle a de la situation et du risque de collision à cet instant). Malheureusement, ses attentes ne sont pas confirmées, et les véhicules ne démarrent pas. La conductrice prend alors soudainement conscience de son erreur et du danger imminent qui la menace. Forte de ce nouveau diagnostic de criticité, plus conforme au risque objectif que ne l’était sa représentation antérieure, la conductrice engage alors une réaction d’urgence, en appuyant très fortement sur la pédale de frein (cercle5), afin d’éviter la collision.

Cet exemple permet de voir comment il est possible, à partir de l’enregistrement des comportements de conduite, d’inférer la Conscience de la Situation et la Conscience du Risque des conducteurs. Toutefois, dans le cadre de données expérimentales collectées en conditions réelles de conduite, chaque situation constitue un cas unique. S’il est possible de procéder à des généralisations, il n’est en revanche pas envisageable de confronter plusieurs conducteurs à des situations rigoureusement identiques, afin de comparer leurs aptitudes à détecter le danger à évaluer les risques.

C’est précisément dans l’objectif de procéder à de telles comparaisons systématiques que le protocole expérimental CRITIC mis en place dans le cadre de notre Thèse. Ce protocole sera décrit ultérieurement, mais d'une façon très synthétique, disons simplement ici qu’il repose sur une sélection de 25 situations filmées de l’habitacle lors de l’expérimentation ARCOS. Ces films sont alors présentées successivement aux sujets avec l’objectif d’étudier d’une part, leurs performances en matière de détection et/ou de prise de conscience du danger (cette aspect sera mesuré au moyen d’un temps de réaction, car les participants ont pour consigne d’interrompre le film dès qu’ils jugent que la situation devient critique) et d’autre part, les compétences des participants en matière d’évaluation subjective du risque (en demandant notamment aux sujets d’attribuer une note de criticité à la situation).

L’investigation en profondeur cette étape cognitive de « conscience du risque » est un enjeu important pour la sécurité routière, dans la mesure où il s’agit d’une étape de diagnostic préalable que devra faire tout conducteur s’il veut engager une action de régulation efficace et éviter ainsi l’accident. A cet égard, l’intérêt de recourir à une méthode basée sur des séquences vidéo est de pouvoir évaluer comparativement la conscience du risque et les compétences de différentes populations de conducteurs. Cela permet aussi d’inscrire ainsi nos propres travaux dans la continuité des recherches antérieures du LESCOT concernant la Conscience de le Situation (Bailly, 2004).