Dans la continuité des catégories établies au moyen d’enquêtes présentées dans la section précédente, Le projet « 2RM » (Financé par l’ANR sur la période 2006-2008), consacré à l’accidentologie des motocyclistes et aux comportements à risque, s’est également intéressé aux représentations sociales et aux comportements potentiellement accidentogènes des conducteurs de Deux-Roues Motorisés (notamment lorsque ceux-ci sont en situation d’interaction avec l’automobile). L’objectif de cette étude était, à ce niveau (Van Elslande et al., 2008, p. 71), « de cerner les représentations sociales que les motocyclistes possèdent d’eux-mêmes, comment ils distinguent les enjeux qui leur sont spécifiques par rapport aux autres modes de transport, et comment ils perçoivent les risques qu’ils encourent dans la cohabitation routière de tous les jours ».
Après avoir constitué 4 groupes d’usagers de la route (un panel d’experts, un panel de motocyclistes, un panel de motocyclistes accidentés, un panel d’automobilistes), des focus groups et des entretiens ont été réalisés afin de dégager les représentations sociales que les motocyclistes avaient d’eux-mêmes et la façon dont ils pensaient que les automobilistes les percevaient. Une typologie a été dressée à partir des récits des participants. Cette typologie fait apparaître 5 profils différents de motards :
Selon (Van Elslande et al., 2008, p. 72), « ces cinq profils se répartissent en deux grandes catégories. D'un côté les Traditionalistes, les Pros et les Extrêmes, qui sont considérés comme de Vrais Motards, tandis que les Opportunistes et les Novices font partie des Autres ».
Dans un second temps, les auteurs se sont intéressés à la façon dont les motocyclistes se caractérisaient eux-mêmes et se distinguaient les uns des autres, ainsi qu’à la façon dont ils étaient perçus par les automobilistes selon un ensemble de huit attitudes motocyclistes différentes:
Les résultats obtenus sont représentés dans le tableau ci-dessous. Ils permettent de montrer combien la population des motocyclistes est hétérogène, en termes d’attitudes vis-à-vis de la moto comme vis-à-vis du risque et de la prise de risque au guidon (cette dernière étant par exemple plus associée à certains groupes, comme les Extrêmes, qu’à d’autres profils, comme les Pros ou les Traditionalistes):
Passion | Responsabilité | Règle | Travail | Maîtrise | Engagement | Antagonisme | Risque | |
TRAD | ++ | ++ | + | (+) | + | ++ | - | - |
PRO | ++ | ++ | (+) | + | +++ | + | - | -- |
EXTR | ++ | --- | --- | + | + | + | ++ | +++ |
OPP | - | (+) | - | +++ | (+) | -- | + | ++ |
NOV | + | (+) | (+) | + | - | () | () | ++ |
Comme le soulignent Van Elslande et al. (2008, p. 75-76) : « L’univers (français) des motocyclistes se trouve en évolution par rapport aux nouveaux enjeux de la mobilité urbaine. Cette dernière se densifie et contribue à transformer les DRM, anciennement plutôt réservé à une population de passionnés, à un moyen de transport de plus en plus plébiscité. La montée du nombre des utilisateurs de DRM, notamment dans les grandes agglomérations a généré l’arrivée d’une nouvelle population de motocyclistes, qualifiée d’opportunistes par des motocyclistes se décrivant eux-mêmes comme attachés à un système de valeurs plus traditionaliste (passion, solidarité entre motards, culture DRM). Un trait de caractère très important de ces motocyclistes opportunistes, qui est composé pour une grande partie de conducteurs de scooters, serait un comportement égoïste, avec la non-considération des règles en vigueur (relatifs au code de la route), comme une ignorance des conventions entre « vrais motards ». L’opposition entre deux fractions de motocyclistes […], les vrais motards contre les scooters, contribue fortement à un sentiment généralisé d’insécurité, souvent décrit comme une dégradation ambiante des comportements routiers, notamment en agglomération parisienne. De la part des DRM, les automobilistes sont perçus comme contributeurs à cette situation d’insécurité, mais pas au même niveau que les scooters […].17 Sur le plan macrosociologique, force est de constater que le scooter est devenu un outil « pour se rendre au travail », ce qui met sa pratique diamétralement à l’opposé d’une pratique de passion ou de loisirs qui est revendiquée par les « vrais motards ». Ce qui signifie qu’aujourd’hui, la mobilité individuelle est en train de se modifier de façon très importante dans les grandes agglomérations, au profit du moyen de transport DRM <125 cc, sans que ceci ait été pris en compte par le législateur ».
Cette étude est riche d’enseignement pour notre recherche. Tout d’abord, parce qu’elle fait apparaître des groupes de motocyclistes constitués en fonction de leurs représentations sociales et du profil identitaire des motards qui les composent. L’une des questions que nous nous poserons dans cette thèse sera de savoir jusqu’à quel point ces « communautés motardes » forment de véritables « groupes sociaux ».
Un autre résultat très intéressant concerne l’émergence de la catégorie des « Opportunistes » (pour une large part, il s’agit de conducteurs de scooter 125 cm3), que les autres groupes de motocyclistes ont tendance à considérer négativement et, pour le moins, à rejeter en dehors à leur propre communauté de « Vrais Motards » (ce sont « Les Autres »). Face à l’accroissement de cette population particulière de motocyclistes dans les grandes agglomérations françaises, et compte tenu de leurs pratiques de conduites jugées parfois dangereuses et imprévisibles, tant par les autres motocyclistes que par les automobilistes (ces pratiques venant rompre en quelque sorte « le pacte » implicitement établi entre automobilistes et motocyclistes concernant certaines transgressions du code de la route par les Deux-Roues Motorisés), cette population nous paraît être très intéressante à étudier dans le cadre de cette thèse, en comparaison avec d’autres communautés de « vrais motards ».
Enfin, on voit aussi apparaître dans cette étude deux autres catégories de motocyclistes qui semblent être plus particulièrement exposés à certains risques d’accident. Les Novices , tout d’abord, qui manquent encore d’expérience (et qui à ce titre ne sont pas encore qualifiés de « vrais motards » par les autres motocyclistes), ainsi que les « Extrêmes », qui s’exposent délibérément à certains risques sur la route et qui semblent avoir une attitude de réelle défiance vis-à-vis des règles de sécurité, d’autrui, de la loi, voire du risque lui-même. Nous tenterons d’intégrer ces éléments là pour définir les populations de motocyclistes investiguées dans cette recherche.
Les « + » signifient que la catégorie s’applique au profil, le nombre de « + » en caractérise l’intensité ; en revanche le « - » désigne que la catégorie en s’applique pas, le nombre des « - » l’intensité.
« Le fait qu’un certain nombre de pratiques soient tolérées ou imposées au sein de la population des DRM, sans qu’elles soient vraiment partagées dans un sens légal, pose un problème avec des conséquences évidentes en matière d’insécurité. L’avantage central d’un système légal comme le code de la route consiste dans le fait qu’il crée de la prévisibilité – le conducteur (légal, car en possession d’un permis) connaît les règles en vigueur, leur respect mutuel fait que les comportements routiers deviennent prévisibles, car un certain nombre de comportements sont d’office exclus (car non conformes au règlement). Du moment qu’une fraction suffisamment importante se met implicitement d’accord sur des comportements de conduite divergents et arrive à les imposer, elle crée des conventions, mais ces conventions ne sont pas d’office transparentes pour l’ensemble des conducteurs, il y a des initiés d’un côté et les ignorants de l’autre, et ce fait contribue à créer des risques et de l’insécurité. […] le problème central qui apparaît dans le contexte de la présente étude, est l’installation successive d’un certain nombre de comportements DRM, bien utiles et cohérents avec la représentation de la pratique DRM, mais en revanche en infraction avec le code de la route. Ces comportements apparaissent comme étant largement acceptés, même parfois de la part des automobilistes. Malgré cela, ces conventions présentent des problèmes importants d'un point de vue « respect commun de la règle ». Ils mettent en question une certaine prévisibilité des comportements routiers, parce qu’une fraction importante des DRM ne suit pas les règles (ou crée des règles qui sont ignorés par d’autres), ce qui contribue fortement à instaurer et à multiplier des comportements non conformes et dangereux » Van Elslande et al. (2008, p. 76).