1.5.2.2 Questions de recherche concernant les déterminants cognitifs de la prise de risque au guidon

Dans le chapitre 4 (partie 4.5.2), nous avons présenté un « modèle cadre » pour l’analyse de la conscience cognitive du risque chez les motocyclistes (reproduit et enrichi dans la figure ci-dessous). A partir de ce modèle-cadre, nous allons à présent chercher à identifier différentes dimensions perceptives et cognitives de la « Conscience du Risque » chez un conducteur de Deux-Roues Motorisé. Chacune de ces dimensions est en relation avec l’un des 4 carrés orange représentés sur la figure : (1) « Détection du danger », (2) « Evaluation subjective du risque », (3) « Evaluation des réponses possibles », et (4) « Anticipation du danger ».

Figure 33 : modèle cadre pour l’analyse de la conscience du risque chez les motocyclistes
Figure 33 : modèle cadre pour l’analyse de la conscience du risque chez les motocyclistes

Le premier niveau, très important pour que le conducteur prenne effectivement conscience du risque, est l’étape perceptive de détection du danger sur la route. Comme le soulignent Horswill and McKenna (2004, p. 155) « de toutes les habiletés de conduite, la capacité à détecter le danger apparaît comme la compétence le plus essentielle pour éviter l’accident ». Cette phase correspond au moment de rupture où le motocycliste prend conscience que la situation devient critique , alors qu’elle était jusqu’ici normale (cf. 3.3.3). C’est une étape essentielle, dans la mesure où si le motard ne détecte pas le danger qui le menace, il ne pourra pas évaluer les risques auxquels il s’expose (ou auxquels il est exposé malgré lui) et qu’il ne pourra pas non plus, part conséquent, adapter adéquatement son comportement pour échapper au danger et éviter l’accident.

La seconde étape cognitive dans la prise de conscience du risque est celle de l’évaluation subjective du risque. En se situant dans la théorie de la Conscience de la Situation telle qu’elle est appréhendée dans le modèle COSMODRIVE (cf. 2.3.3 et 2.3.4), la conscience subjective du risque peut être définie comme un jugement de criticité associé à la représentation mentale occurrente de la situation qu’élabore le conducteur. A un niveau macroscopique, ce jugement peut prendre la forme d’une valeur globale de criticité qui traduit l’impression d’ensemble du motocycliste concernant le caractère menaçant de la situation. Mais à un niveau plus fin, de multiples dimensions (ou jugements annexes) contribuent plus ou moins directement à ce sentiment de menace.

Tout d’abord, il y a un certain nombre de Caractéristiques Descriptives de la situation permettant d’apprécier le risque objectif, comme la «  complexité » de la situation ou le caractère plus ou moins «  rapide » (versus «  lent  ») du passage de la situation de l’état normal à l’état critique, qui peuvent être pris en compte par le motocycliste pour évaluer le risque. Les caractéristiques «  dynamiques » de l’événement qui le menace (par exemple, une voiture qui risque de le percuter, par opposition à un véhicule stationné sur la voie) ou bien encore, d’une façon plus générale, la marge de manœuvre dont il dispose pour pouvoir gérer la situation (celle-ci étant plus ou moins «  contrainte » versus «  ouverte  »), sont aussi des critères situationnels sur lesquels peut reposer l’évaluation subjective de la criticité.

Par ailleurs, la criticité peut être appréciée différemment selon que le conducteur se sent ou non responsable des événements voire, s’il pense en être directement à l’origine, en raison de son propre comportement de conduite (que la criticité ait été délibérément recherchée par jeu ou par défi, ou qu’elle soit la conséquence naturelle d’un comportement risqué, comme le fait de rouler très vite). On peut parler ici d’un sentiment d’ Implication recouvrant différents aspects. Dans le prolongement du sentiment de «  responsabilité », se pose par exemple la question du locus of control de Rotter (1996 ; discutée dans le premier chapitre en 1.2.2.1), et qui porte sur la croyance ou le sentiment que les événements extérieurs sont soit «  provoqués  » par nos actes, soit à l’inverse, «  subis  » car relevant du hasard ou d’une responsabilité extérieure (approche « fataliste » du risque et de l’accident). Un autre aspect central de ce sentiment d’implication se rapporte au caractère «  maîtrisable » versus «  incontrôlable  » de la situation, ce qui renvoie notamment à l’étape cognitive d’évaluation des réponses possibles susceptibles d’être apportées face au danger (associée au processus de Décision dans notre modèle-cadre). Au final, la situation sera jugée comme plus ou moins «  sollicitante  », en fonction de l’engagement qu’elle nécessitera de la part du conducteur pour en gérer la criticité.

D’autre part, une troisième dimension sous-jacente au jugement de criticité se rapporterait selon nous au caractère plus ou moins Prédictible de la situation, c’est-à-dire au caractère plus ou moins attendu des événements critiques. Concernant cet aspect, il convient de distinguer deux niveaux de prévisibilité différents: le premier renvoie à la probabilité d’occurrence « dans l’absolu » d’un événement critique sur la route (correspondant aux « expectations » du modèle de Bötticher et Van Der Molen, 1988 ; section 3.3.2.1). Cette dimension oppose les événements «  fréquents » versus «  rares » , par exemple, ou «  probables  » versus «  improbables  » dans ce contexte). Le second niveau renvoie plus directement aux capacités d’anticipation du motocycliste et à sa lecture prévisionnelle des événements l’amenant à explorer activement l’environnement en fonction des menaces potentielles qu’il perçoit (carré Anticipation du danger). On touche ici au caractère plus ou moins «  prévisible » de la situation et/ou «  normal  » des événements (ou des comportements des autres usagers) considérés sous l’angle de leur évolution temporelle au fur et à mesure qu’évolue la situation.

Enfin, face au danger qui le menace, le conducteur peut éprouver des Ressentis très différents. La situation pourra être jugée comme plus ou moins «  dangereuse » (versus «  sûre  »), «  stressante » ou «  inquiétante » , selon la conscience qu’il aura du risque objectif et de la façon dont il pense pouvoir le gérer. A un tout autre niveau, plus en lien avec la question de la recherche de sensations et/ou celui de l’acceptation du risque, il peut éprouver du plaisir ou de « l’ amusement » face à la criticité (s’il a un profil de « sensation seeker », par exemple) ou, au contraire, s’accommoder du risque tout en trouvant la situation «  pénible  » à vivre (s’il accepte mal le risque, selon le spectre d’attitude de Hillson et al., 2005 ; cf. section 3.2.3).

Concernant ces déterminants cognitifs dans l’évaluation du risque et la prise de risque au guidon, l’objectif de notre recherche sera tout d’abord d’élaborer un outil de mesure permettant d’appréhender ces différentes dimensions sous-jacentes de la conscience du risque : le protocole CRITIC (Common RIsk awareness measurement meThod for Inter-population Comparisons).

Par ailleurs, les recherches que nous avons présentées dans le chapitre 4 concernant les risques d’accident liés au manque d’expérience laissent supposer que l’inexpérience peu affecter négativement chacune des étapes perceptives et cognitives de la conscience du risque (de la détection du danger jusqu’à l’évaluation de la criticité)

Pour investiguer cette question au moyen du protocole CRITIC, il est cependant nécessaire de compléter notre échantillon de motocyclistes, composé jusqu’ici de 3 groupes de motocyclistes expérimentés, en intégrant une population de motards inexpérimentés.

Pour pouvoir contrôler les effets croisés concernant, d’un côté, l’attitude face au risque et à la prise de risque (susceptible d’être dépendante de la communauté motarde à laquelle appartiennent nos participants) et, de l’autre côté, étudier les effets de l’inexpérience sur la conscience cognitive du risque, il aurait été nécessaire de recruter des groupes de motocyclistes expérimentés versus inexpérimentés pour chacun des 3 groupes identifiés dans la section précédente (« Sportifs », « Bikers » et « Utilitaristes »).

Une telle option n’était cependant pas possible dans le cadre de cette thèse, compte tenu de la contrainte de temps. Nous avons donc décidé de nous focaliser, à ce niveau, sur une seule de nos 3 communautés.

En raison de l’importance accordée dans la littérature scientifique à « l’attitude vis-à-vis de la vitesse » en matière de sécurité routière des motocyclistes (4.4.3), nous avons donc opté pour une population de conducteurs inexpérimentés appartenant à la communauté des motards « Sportifs ».

Par ailleurs, afin de pouvoir étudier le poids respectif de l’expérience et de l’âge dans la prise de risque volontaire ou involontaire au guidon (dimensions qui sont souvent imbriquées dans la réalité comme dans les travaux scientifiques, cf. 4.5.4) nous avons décidé d’étudier deux groupes de motocyclistes « Sportifs » ayant des niveaux d’expérience différents , bien qu’appartenant à la même classe d’âge: des motocyclistes «  Débutants  », titulaires du permis A mais sans aucune expérience pratique de la moto versus des motocyclistes «  Novices  », ayant plusieurs mois de permis et plus de 3500 kilomètres de pratique sur route ouverte.

Avec notre population de motards expérimentés du groupe des « Sportif », recrutés pour l’analyse des attitudes (aux côtés des « Bikers » et des « Utilitaristes » expérimentés), cela nous permettra donc de comparer les performances entre trois niveaux d’expérience de conduite concernant la communauté des motards Sportifs : « Expérimentés », « Novices » et « Débutants ».