4.4.2 Evaluation de la « criticité » des situations

L’hypothèse générale que nous faisions à ce niveau était la suivante : En raison de leurs compétences acquises par la pratique de la moto sur la route, les motards expérimentés, quelque soit leur groupe d’appartenance (Gendarmes, Sportifs, Bikers et Utilitaristes), devraient mieux évaluer subjectivement le risque et mieux appréhender le caractère critique de la situation que les motards non-expérimentés (les Novices et Débutants). Par ailleurs, la population des Gendarmes, en raison de son expertise en matière de conduite à moto sur route ouverte, nous servira là aussi de population de référence. Il est à cet égard très possible que les performances de nos motocyclistes expérimentés soient inférieures à celle de cette population. Si ce n’est pas le cas, cela signifiera que les membres de nos groupes de motards expérimentés ont une très bonne expertise à ce niveau.

Le tableaux ci-dessous rappelle de façon synthétique les jugements de criticité (en positionnant un curseur sur une échelle de Likert non graduée, allant de 0% [non critique] à 100% de criticité [très critique]) proposés respectivement par nos différents groupes de motocyclistes pour l’ensemble de 25 situations de conduite présentées dans le protocole CRITIC .

Tableau 63 : rappel des jugements de criticité obtenus avec CRITIC
Tableau 63 : rappel des jugements de criticité obtenus avec CRITIC

Tout d’abord, on remarque ici qu’une partie des résultats obtenus confirme bien l’hypothèse initiale. C’est plus particulièrement le cas pour ce qui concernent les Débutants qui n’attribue que 33,9% de valeur de criticité à nos situation, par opposition aux trois groupes d’expérimentés que sont lesGendarmes (41,6%), les Sportifs (42,8) et les Bikers (41,1). Le manque d’expérience des Débutants les conduits donc à sous-estimer la criticité des situations. Les différences observées à ce niveau d’évaluation du risque étant statistiquement significatives, nous pouvons ainsi confirmer la validation de notre hypothèse initiale. Nous noterons également au passage, comme cela était du reste le cas pour la détection du danger, l’absence de différence significative entre les Gendarmes et nos groupes de Sportifs et de Bikers, ce qui atteste encore à ce niveau des bonnes compétences de ces deux groupes en matière de jugement de criticité.

Cependant, deux différences significatives majeures apparaissent également à travers ces résultats, venant ainsi contredire certains de nos postulats initiaux : Tout d’abord, à l’image de ce que nous avions déjà constaté en matière de détection du danger, les Utilitaristes s’avèrent là encore moins compétent que les autres groupes de motards expérimentés. Mais pire encore, ce sont parmi tous nos groupes de motards, ceux qui sous-estiment le plus le risque (30,5% de criticité), leur performance étant ici encore au même niveau que celle des Débutants et significativement inférieure à tous les autres groupes de notre échantillon.

A l’inverse, et paradoxe supplémentaire, les Novices évalue de leur côté beaucoup mieux la criticité que nous l’avions supposé. Ce sont même eux qui jugent les situations comme les plus critiques (45,5%), bien qu’aucune différence significative n’apparaissent ici entre leurs jugements et ceux des autre motards expérimentés (Gendarmes, Bikers et Sportifs).

Pour les Novices, cela montrent sans conteste qu’ils ont beaucoup appris en matière d’évaluation du risque, et ceci en seulement 8 mois de pratique de la moto sur route ouverte. L’on peut en revanche s’interroger de nouveau quant aux manques de compétences des Utilitaristes qui semblent encore apparaître ici, en matière d’estimation de la criticité. Au regard des résultats obtenus concernant la détection du danger, nous avions proposé une première interprétation possible de ce résultat inattendu an supposant que l’expérience pratique de la conduite à moto, sans qu’il n’y ait eu de formation initiale, ne permettait pas d’atteindre le même niveau de compétence que celui de motards expérimentés titulaires du permis moto. Mais l’écart qui s’est creusé entre les Utilitaristes et le Novices après seulement 8 mois de pratique nous laisse imaginer une autre explication possible, sans pour autant remettre en cause la première.

Cette interprétation pourrait être à rechercher, très paradoxalement, dans les attitudes respectives de ces deux groupes à l’égard de la prise de risque au guidon. Nous avons vu en effet, à travers les résultats d’ARTIQ comme ceux du MRBQ, que les Novices avait une attitude beaucoup plus positive à l’égard du risque et de la prise de risque sur la route que les Utilitaristes (Vitesse, Stunt, voir courses sauvages). Ces derniers, en revanche, ont plutôt tendance à se définir comme des conducteurs plutôt prudents, et pour le moins infiniment plus que les adeptes de l’arsouille qu’on pratiqué l’ensemble de nos Novices (« Moi, je pense plutôt que je suis plus prudent que beaucoup d’autres qui vont plus vite, et puis comme je ne vais pas vite avec mon 125, on me voit arriver si je double par la droite »). Ainsi, tout en courant frénétiquement après leurs « ligne de peur » (usure latérale des pneus attestant de prises de virage à plus ou moins grande vitesse) il se pourrait bien que nos motards Novices aient également développé des compétences certaines en matière d’estimation de la criticité des situations. A l’inverse, et de manière un peu paradoxale, la volonté de prudence dont se réclament souvent nos Utilitaristes (en dépit de certaines forme de prises de risque, souvent involontaires mais bien réelles, dont nous avons déjà discuté précédemment) pourrait ici expliquer cette différence : à fuir le risque, à l’ignorer, ou tout simplement à le subir en pensant qu’il vient forcément de l’extérieur (du « hasard » ou de la « fatalité ») ce qui le rend pas définition non maîtrisable quoi que l’on fasse, il est probable que l’on se prépare aussi moins bien à le gérer que lorsqu’on tend à le maîtriser, sinon à le défier. Sans porter le moindre jugement ici quant à ces deux attitudes vis-à-vis de la prise de risque au guidon, et encore moins nous prononcer sur les dangers respectifs que chacune d’elle renferme, il nous semblait cependant nécessaire d’évoquer ici cette explication pour pouvoir interpréter pleinement nos résultats.

Au final, et pour conclure sur ce sujet d’une façon sans doute plus politiquement correcte, nous constatons ici que notre échantillon de motocyclistes se scinde en deux groupes : ceux qui évaluent bien le risque objectif, et ceux qui l’évaluent mal.

Concernant les populations de motards qui évaluent bien le risque, nous comptons le groupe des Bikers, des Sportifs et des Novices. En effet, leurs estimations de criticité sont supérieures ou égales au jugement émis par les Gendarmes (qui sont ici les garants, par leurs propres estimations, des valeurs de référence à considérer). Nous pouvons ainsi confirmer leurs bonnes compétences en matière d’évaluation cognitive du risque. On soulignera ici plus spécifiquement les bonnes performances des Novices, en dépit d’une expérience pratique de la moto relativement limitée. Ce résultat est rassurant, car il permet de conclure que, sous réserve d’avoir suivi une formation adéquate, les motocyclistes peuvent acquérir rapidement une bonne expertise en matière d’estimation de la criticité et de prise de conscience du risque en situation.

Concernant les populations de motards qui tendent à sous-estimer le risque, nous comptons les Débutants d’un côté, et les Utilitaristes de l’autre côté. Pour les Débutants, ce résultat n’est guère surprenant puisqu’il s’agit de motocyclistes venant seulement d’obtenir leur permis A et ayant une pratique quasi-nulle de la moto sur route ouverte. Pour notre population d’Utilitaristes, en revanche, leurs résultats sont plus préoccupants, dans la mesure où il s’agit de motocyclistes se déplaçant régulièrement à moto, mais dont les compétences en matière d’estimation de la criticité semblent être insuffisantes. Dans la mesure où cette population possède une expérience pratique non négligeable, c’est plutôt du côté de la formation à la conduite d’une moto qu’il conviendrait de chercher des pistes d’améliorations. On notera cependant, à l’image des propos que nous avons recueilli lors des entretiens semi-directif (7.5.1), que beaucoup de nos Utilitaristes n’ont pas conscience des risques qu’ils prennent à cette égard, et que beaucoup d’entre eux ne considèrent pas que la formation au permis A puissent leur être utile, au regard de l’idée qu’ils se font de leur propres pratiques et usages de la moto sur la route (« on ne roule pas vite et on est limité en puissance, en deux heures on apprend à se servir d’une 125, je ne vois pas à quoi çà sert [de passer un permis A]»).