4.5 Bilan synthétique

A l’issue de cette discussion analytique, nous souhaiterions réaliser ici un premier bilan synthétique de nos résultats à travers une analyse globale que nous poursuivrons dans la conclusion sous l’angle particulier de la prévention des risques. Sans préjuger outre mesure de la valeur représentative de nos échantillons de motocyclistes,31 différents résultats significatifs semblent se dégager à partir de l’ensemble de nos protocoles.

Sur le plan des représentations sociales et des attitudes face aux risques et à la prise de risque, les résultats obtenus aux moyens des protocoles ARTIQ, renforcés par le MRBQ et l’échelle de Recherche de Sensations (SSS), permettent d’identifier des spécificités propres à nos trois principaux profils de motocyclistes, notamment en matière d’attitude face au risque et de prise de risque au guidon.

Pour les Sportifs , tout d’abord, qu’ils soient Expérimentés, Novices ou Débutants, la vitesse et le stunt sont clairement des valeurs partagées au sein de cette communauté, tant du point de vue du plaisir éprouvé que de celui de leur propre pratique effective (MRBQ). C’est l’un des éléments-clef et de leur identité de motard (ARTIQ). Du point de vue de l’attitude de ce groupe vis-à-vis du risque et de la prise de risque au guidon, les réponses apportées à l’aide du questionnaire ARTIQ vis-à-vis du Prince Noir, sont très révélatrices. Si les plus expérimentés ne s’identifient pas au Prince Noir en jugeant son attitude ordalique et sa prise de risque jugée insensée, ils n’en sont pas moins impressionnés par ce film. Bien qu’ils n’éprouvent pas d’animosité extrême contre lui, en jugeant qu’il prend avant tout des risques pour lui-même, la majorité des Sportifs Expérimentés estiment néanmoins que le Prince Noir ternit la réputation des motards. Ce jugement est en revanche moins partagé par les Débutants et surtout les Novices qui se montrent non seulement plus indulgents envers le Prince Noir, mais qui le considèrent aussi à 42% comme un « Dieu de la route ». Durant les entretiens, lorsque nous avons évoqué la performance du Prince Noir, certains Novices ont montré une certaine fascination en déclarant qu’ils aimeraient bien atteindre son niveau de maîtrise. Outre l’enthousiasme, le film du Prince Noir à susciter de l’admiration chez parmi certains membres de ce groupe. Les Sportifs Expérimentés, quant à eux, nous ont donné le sentiment d’une plus grande maturité à cet égard (« il y a 15 ans, nous à déclaré l’un d’entre eux, j’étais comme un fou devant ce film. Mais là, j’en suis largement revenu »). Ils jugent négativement le Prince Noir pour les risques qu’il prend et pour l’image qu’il donne des motards et de leur groupe, mais tous avouent comprendre ce geste et reconnaissent aussi avoir déjà été tenté de rouler très vite sur la route. Au-delà de leurs convergences en matière de modèle identitaire, Sportifs expérimentés et inexpérimentés se distinguent cependant à plusieurs niveaux. Concernant les valeurs de SSS, les Débutants semblent proportionnellement plus à la « recherche de danger et d’aventure », alors que les Expérimentés sont plus à la « recherche d’expériences nouvelles ». Pour ce qui est du MRBQ, si tous se reconnaissent dans les violations de Vitesse et de Stunt, ce sont cependant les Novices qui obtiennent les scores les plus élevés. D’une façon synthétique, l’on pourrait ainsi conclure à une forte proximité entre ces trois groupes du point de vue de leur identité sociale de motard et de leurs attitudes concernant la moto, avec cependant une différence substantielle en terme de « maturité » vis-à-vis des risques induits par cette pratique, les Expérimentés semblant avoir plus de recul sur ce plan et être plus conscients des dangers inhérent à ce mode de déplacement qu’est la moto. A titre d’exemple, l’importance accordée aux équipements de sécurité est révélatrice : alors qu’il s’agit d’une préoccupation secondaire pour nombre de Débutants, que cela constitue au contraire une préoccupation importante des Expérimentés, probablement plus conscients des risques en cas de chute.

Pour ce qui est des Bikers , il s’agit là de la population la plus à la recherche de sensations de notre échantillon, et ceci concernant la plupart des dimensions du SSS. Leur identité de motard est particulièrement affirmée et est très intimement liée au modèle de moto qu’ils possèdent dont la marque mythique est, de leur point de vue, le seul type de moto digne d’intérêt (ARTIQ). Cette population n’associe pas le plaisir de la moto ni au Stunt , ni à la Vitesse (MRBQ), mais plutôt au sentiment de liberté qu’ils éprouvent au guidon. Leur opinion sur le Prince Noir est très négative. Ce dernier est généralement jugé comme un «  assassin en puissance » dont l’attitude suscite chez une partie des ces motards de la colère et de l’agressivité. Ils estiment par ailleurs qu’il nuit à la réputation des motards et la plupart d’entre critiquent son pilotage qui selon eux « relève plus de la roulette russe que du pilotage ». Leur jugement est unanime : le Prince Noir n’est incontestablement pas un modèle identitaire pour eux. Ils reconnaissent néanmoins transgresser parfois eux-mêmes les limites légales de vitesse (ARTIQ), mais ce sont plutôt à d’autres niveaux que leurs pratiques présentent des risques, comme le fait d’emprunter la bande d’arrêt d’urgence ou de dépasser en interfiles sur le périphérique. La conduite en groupe pour de longs trajets, pratiquée par certaines associations à des fins de loisir, peut également présenter des risques spécifiques dont certaines communautés de Bikers sont conscientes, puisque cela a donné lieu à la définition interne d’un « code de bonnes pratiques » à respecter dans le cadre de ces manifestations.

Enfin, les Utilitaristes de notre échantillon se distinguent clairement de nos autres groupes de motard du point de vue de leur identité de motocycliste : ils ne se sentent pas pour la plupart d’entre eux « motard dans l’âme » et semblent même très désengagés de tout modèle identitaire marqué et/ou socialement revendiqué. C’est sans doute pour cette raison qu’ils considèrent majoritairement que le Prince Noir ne « ternit pas la réputation des motards », dans la mesure où cet « extraterrestre » n’appartient pas du tout à leur univers de motocycliste. Pour eux, si la moto est un objet de liberté, c’est avant tout selon une acception « pratique » de ce concept : la liberté de s’affranchir des contraintes de circulation et de stationnement, au point de leur avoir fait changer de mode de transport (i.e. de la voiture à la moto). Sur un autre plan, ce sont les motocyclistes qui présentent les plus faibles valeurs de SSS parmi tout notre échantillon, notamment pour ce qui touche à la recherche de danger et d’aventure . En terme de pratiques à risque, s’ils ne s’adonnent guère à la vitesse (qu’ils reconnaissent néanmoins transgresser parfois sur le plan légal), ils leur arrivent en revanche fréquemment d’emprunter des voies réservées à d’autres usagers (bus, pistes cyclables …) et de slalomer en ville entre les voitures. Dernier résultat particulièrement intéressant ici, ce sont les seuls motocyclistes expérimentés qui déclarent commettre des erreurs de trafic (MRBQ) dans une proportion comparable à celle de nos populations de Débutants .

Sur le plan des représentations cognitives et de la « Conscience du Risque en situation » les résultats globaux obtenus au moyen du protocole CRITIC sont très révélateurs. Ils permettent en effet de scinder nos populations de motocyclistes en deux groupes principaux : ceux qui estiment bien le risque (au regard des valeurs de criticité de référence produites par notre population d’experts : les Gendarmes) et ceux qui ont tendance à sous-estimer la criticité des situations de conduite.

Concernant le premier groupe, il se compose des Sportifs, des Bikers et des Novices populations de motocyclistes expérimentés et dont les estimations de criticité sont supérieures ou égale au jugement émis par les Gendarmes. L’on peut donc conclure ici sur les bonnes compétences de ces trois populations en matière d’estimation cognitive des risques. On soulignera ici plus spécifiquement les bonnes performances globales de Novices, en dépit d’une expérience pratique de la moto relativement limitée. Ce résultat est rassurant, car il permet de conclure que, sous réserve d’avoir suivi une formation adéquate, les motocyclistes acquiert rapidement une bonne expertise en matière d’estimation de la criticité et de prise de conscience des risques en situation.

Il en va autrement pour nos deux autres groupes : Les Débutants, d’un côté, et les Utilitaristes, de l’autre côté. Pour les Débutants, ce résultat n’est guère surprenant, dans la mesure où il s’agit de motocyclistes sans aucune expérience de conduite pratique. Leurs performance confirment nos hypothèses de départ selon lesquelles ces motocyclistes auraient de moins bonnes performances tant pour ce qui concerne la détection du danger qu’en matière d’évaluation subjective du risque. Même s’ils sont encore vulnérables, à l’image des novices qui n’ont que 8 mois d’expérience, ces motocyclistes débutants devraient donc très vite acquérir les compétences qui leur manquent encore.

Pour notre population d’Utilitaristes, en revanche, ces résultats CRITIC sont beaucoup plus inquiétants (et opposés à notre hypothèse initiale), dans la mesure où il s’agit de motocyclistes se déplaçant régulièrement à moto, mais dont les compétences en matière d’estimation de la criticité semblent être insuffisantes. Dans la mesure où cette population possède une expérience pratique non négligeable, c’est plutôt du côté de l’absence de formation spécifique à la conduite d’une moto qu’il conviendrait de chercher l’origine de cette moindre compétence, telle qu’elle est appréhendée au moyen du protocole CRITIC.

Ces premiers résultats devront cependant faire l’objet d’investigations supplémentaires, l’enjeu de la méthode CRITIC étant en effet de ne pas s’en tenir aux seules valeurs moyennes pour les 25 séquences, mais d’aller au contraire explorer les différences au niveau de chaque situation de conduite, considérée comme un cas particulier pour lequel certaines populations peuvent éprouver des difficultés spécifiques, en fonction de leurs propre profil de motocycliste (en termes d’attitude, de formation comme d’expérience pratique de la conduite à moto). Ces traitements sont en cours, et ils devraient nous permettre d’identifier, à terme, les situations pour lesquelles la sous-estimation cognitive du risque est plus spécifiquement marquée et/ou critique chez telle ou telle population de motocyclistes (par contraste avec celles pour lesquelles aucune différence significative n’apparaît entre les populations). Il s’agit là d’une retombée potentiellement intéressante de cette recherche, en vue de cibler, le cas échéant, les besoins spécifiques de chacune de nos sous-populations de motocyclistes, en termes de formation et/ou de campagne de sensibilisation particulière.

Notes
31.

Nos participants ont été recrutés selon des critères de profils stéréotypés, mais dont ils se réclamaient systématiquement, de sorte à augmenter l’homogénéité à l’intérieur de chaque groupes et à maximiser, par contraste, les différences intergroupes.