5.1 Une première typologie des motocyclistes

Les « Utilitaristes » sont conscients d'être fragiles sans pourtant être en mesure de déterminer en quoi ils le sont véritablement. Cette population présente certains paradoxes particulièrement préoccupants, puisque ces motocyclistes semblent d’un côté vouloir se prémunir du danger sur la route mais que, d’un autre côté, ils prennent délibérément ou involontairement de nombreux risques à travers leurs propres pratiques de conduite (jugées plus opportunistes et plus imprévisibles par les automobilistes que celles des autres groupes de motards), sans en être véritablement conscients. Le point le plus critique qui ressort de notre thèse concernant cette population concerne leurs mauvaises performances tant en matière de détection du danger qu’en termes d’estimation de la criticité des situations débouchant ainsi sur une fréquente sous-évaluation du risque objectif. Leur expérience de la moto de petite cylindrée (Scooter 125 cm3) se calque bien souvent sur leur expérience de la conduite en voiture et le sentiment de flexibilité ressenti au guidon d'un deux-roues motorisés induit chez eux certains comportements dangereux, la remontée de files, le franchissement de zébra ou l’utilisation de voies de bus en étant quelques exemples typiques. De plus la facilité de manœuvrabilité du Scooter dans la circulation urbaine laisse penser que la plupart d'entre eux se sentent soudainement « dédouanés » de certaines règles du code de la route, en même temps qu’ils se dédouanent des embouteillages (tels que l’emprunt de la bande d’arrêt d’urgence ou des trottoirs). Toutefois, on ne peut pas parler dans leur cas de prise de risque délibérée intentionnelle. D'ailleurs, ils ne montrent aucune disposition particulière à la prise de risque au guidon ou à la recherche de sensations sur la route. Bien au contraire, ils chercheraient plutôt à s’en prémunir, mais sans toujours avoir recours aux bon moyens, et en optant parfois pour de manœuvres à haut risque sans avoir le moindre conscience du danger qui les menace. Ils ne sont donc pas dans la recherche de sensations ni dans la recherche de maîtrise du risque. Ils font du deux-roues motorisés un usage exclusivement pratique où la performance recherchée se réduit avant tout au gain de temps dans les trajets quotidiens et aux facilités que cela procure pour se garer en centre ville. Le plaisir de conduite d'un deux-roues motorisés vient en substrat du bénéfice d'avoir parcouru un trajet rapidement. La moto est appréhendée par ces Utilitaristes comme un objet répondant à un problème de temps de déplacement en agglomération. Ces usagers représentent plus une collection d'individus qu'un groupe d'individus. En effet, bien qu'ils se reconnaissent sous le terme « d'Utilitaristes » ils ne constituent pas un groupe tel que les sociologues le définissent. Il n'y a alors pas de construction d'identité sociale « Utilitaristes », il n'y a pas de règles propres à ce groupe. Bien qu'ils soient de plus en plus nombreux à pratiquer le deux-roues motorisés, le groupe social « Utilitaristes » n'existe pas. Il ne s’agit que d’individualités partageant un point commun : être des usagers vulnérables qui se déplacent à deux-roues motorisés. Par ailleurs, les Utilitaristes ne se déclarent pas « motards dans l’âme » à la différence des Sportifs et des Bikers. En ce qui concerne les erreurs de conduite, ils commettent plus d’erreurs de trafic que les motards expérimentés titulaires du permis A. En termes de violations, et plus particulièrement en ce qui concerne la vitesse, leur vitesse déclarée n'excède généralement pas 10 km/h au dessus des vitesses réglementaires. En revanche, ils prêtent moins d'attention envers les équipements de sécurité tels que le port de bottes de moto, de blousons en cuirs avec renforts dorsaux (etc.) sauf pour des raisons pratiques et de confort (le blouson et les gants sont privilégiés en hiver pour se protéger du froid). Pour conclure sur cette population d'usagers, les Utilitaristes sont conscients du risque du deux-roues motorisés mais ne sont pas conscients de leurs prises de risque effective en situation (ainsi ils ne mesurent pas toujours les conséquences de certains de leurs comportements de conduite). Selon eux, la formation du permis A est nécessaire pour accéder au monde des motards mais ne présente pas une réelle utilité pour eux, dans la mesure où ils ne souhaitent pas particulièrement adhérer à ce groupe, la moto n'étant pour eux qu'un objet efficace dans la circulation. Le lien entre la formation du permis A et la compétence sur la route ne leur fait pas sens car ils ne recherchent pas les sensations de la prise de risque, de même la formation du permis A n'est pas considérée par ces motocyclistes comme un gage de sécurité, puisqu'ils estiment « ne pas prendre plus de risque à moto qu'en voiture » et que de ce fait, leurs compétences d'automobiliste suffisent. En outre, cela ne sauraient en rien les prémunir de la « fatalité » de l’accident, puisqu’ils considèrent que le danger pour le deux-roues provient avant tout des automobilistes «  qui ne les voient pas » et dont ils ne peuvent se protéger.

Les « Sportifs » se distinguent tout d'abord par une identité motarde forte, à la différence des motards Utilitaristes. Ils se reconnaissent tout à fait dans la terminologie « sportif » en regard du type de moto qu'ils possèdent. En effet, ils sont amateurs de moto de grosses cylindrées de la catégorie des sportives. La particularité de ces motos est facilement identifiable car la fourche de la moto et le guidon sont placés de sorte à donner au conducteur une position dite « couchée ». Les Sportifs expérimentés de notre échantillon ont tous une expérience de conduite sur circuit qui reste le lieu de rencontre privilégié des amateurs de vitesse, et où ils peuvent exploiter pleinement les capacités de leur moto. Pour l'ensemble des motards Sportifs, la moto tient une place importante dans leur vie et il n'est pas rare que leur conjointe soit également motarde et/ou qu'ils soient eux-mêmes issus d'une famille motarde (où le père et/ou le frère sont aussi motards). La pratique de la moto dépasse la passion ou le loisir relevant plus « d'un état d'esprit ». Chez les débutants, l'obtention du permis A est considéré comme « le sésame » ouvrant la porte du motocyclisme, mais ces derniers sont en revanche parfaitement conscients qu'ils devront encore faire leur preuve auprès de leurs pairs, à commencer par « l'affichage des kilomètres » et « vivre ses premières frayeurs », voire sa première chute (à l’image des propos d’un novice recueillis lors de l’entretien : « première sortie, je me suis fait une clavicule, voilà, çà c’est fait »). Les motards Sportifs Novices montrent en effet une certaine lucidité envers le risque de chute lors des premiers kilomètres, tout comme la reconnaissance de ne pas être suffisamment expérimentés pour pratiquer certaines manœuvres, qu'ils jugent encore trop dangereuses. La prise en main et la connaissance des capacités de sa moto est jugée plus importante par ces derniers que la prise de risque inconsidérée. D'ailleurs les motards expérimentés ne valorisent pas ces comportements auprès des « jeunes permis ». La prise de risque est parfois même jugée très négativement. Cela tend à s'expliquer par deux raisons : premièrement, ils définissent la compétence de conduite par la maîtrise de la moto et par la connaissance de soi et de ses propres capacités (« ce n'est pas parce qu'eux le font que je peux le faire », « si je ne le sens pas, je ne le fais pas »). Deuxièmement, l'image stéréotypée du motard roulant à des vitesses excessives et ne respectant pas les autres usagers est très mal vécue par les motards Sportifs expérimentés qui n'inculquent pas ces valeurs à la génération motarde suivante. Cela explique notamment leur avis négatif sur le Prince Noir qui véhicule selon eux l'image du motard « fou » qui « donnerait de mauvaises idées aux jeunes ». Le terme pilote est également réfuté par une grande partie d'entre eux. Ils s'estiment tout d'abord « conducteurs » lorsqu’ils sont sur la route et réservent le terme « pilote » pour les compétiteurs professionnels. Ainsi qu'ils soient débutants, novices ou expérimentés, les motards Sportifs ne se définissent pas comme des « fous du guidon ». S'ils montrent effectivement une attirance pour la vitesse et le stunt, c’est le plaisir de la maîtrise d’une moto puissante plutôt que la possibilité de prendre plus de risques qu’ils mettent souvent en avant. Il en est de même pour leurs traits de personnalité vis-à-vis de la recherche de sensations. Nos résultats ont montré qu'ils avaient un intérêt modéré pour la recherche de sensations au regard des scores obtenus par les Bikers. Ces motards Sportifs attachent aussi une importance particulière à l'équipement de sécurité (en particuliers les novices et les expérimentés) et ils sont conscients des conséquences néfastes de la prise de produit (alcool) sur la conduite. Déjà conscients des risques d'accidents à moto et des conséquences négatives de la prise de risque non maîtrisée à moto, les Sportifs novices et expérimentés arborent également une bonne conscience du risque en situation. Ils ont évalué correctement la majorité des situations critiques proposées dans notre protocole CRITIC, en particulier les Sportifs novices qui ont estimés plus fortement les situations en terme de criticité que les Sportifs expérimentés ou les Gendarmes. Les Sportifs débutants en revanche, ont affiché des estimations beaucoup plus faibles en comparaison de leurs aînés. Cela s'explique par le fait qu'ils n'ont généralement pas encore conduit seuls sur route avec leur propre moto, à l'opposé des Novices qui ont déjà quelques mois d’expérience sur la route, temps suffisant pour éprouver les « premières frayeurs ».

Les « Bikers »  : à l'image des motards Sportifs, le groupe des Bikers revendiquent fortement leur sentiment d’appartenance sociale à leur communauté. Plus qu'une identité motarde, ils déclarent être « Bikers » en partageant à la fois les valeurs du monde motard et celles de leur propre communauté. La moto Harley-Davidson est l'objet emblématique de leur identité. Ces motards ont la particularité de se déplacer souvent en groupe et pour de longues distances, parfois hors du territoire national. Ils existent de multiples groupes de Bikers s'organisant aussi bien sous la forme de clubs ou d'associations indépendantes, tandis que d'autres adhèrent au Harley Owners Group (HOG) qui est l'association officielle de la marque Harley-Davidson, en France et dans le reste du monde. Au sein de cette dernière, un code de communication spécifique et une hiérarchie sont mises en place et respectées par les Bikers lorsqu'ils se déplacent ensemble. Ils disposent également de règles de conduite propres à leur usage de la route. Ces règles sont instituées pour préserver leur sécurité lors des déplacements. À travers le protocole CRITIC, les participants Bikers interrogés ont montré une bonne capacité à estimer le risque en situation. En ce qui concerne leurs comportements de conduite déclarés (MRBQ), ils commettraient peu d'erreurs de trafic et peu de violations de vitesse. En revanche, ils accordent moins d'importance que les Sportifs aux conséquences de la consommation de produit (alcool) ainsi qu’une moindre importance à leur équipement (le blouson et les gants en particuliers, sont moins tolérés en été). Leurs attitudes vis-à-vis du risque et de la prise du risque sont, par ailleurs, très différentes de celles des autres groupes de motards investigués. En effet, la recherche de sensations à travers la vitesse ne s'exprime pas au sein de ce groupe, pas plus que le plaisir de la maîtrise de la moto par la réalisation de manœuvres acrobatiques. La recherche du sentiment de liberté (ou même le besoin de liberté) qui s’exprime par l'accomplissement de long trajet à moto est très présente parmi ces motards. La prise délibérée de risque au guidon n'est en revanche pas valorisée dans cette communauté. Le plaisir de rouler à bord d'une moto de prestige ne les incite pas à ne pas prendre le risque de chuter. En revanche, certaines valeurs partagées au sein de cette communauté peuvent aussi présenter des risques, comme la capacité à rouler de nombreuses heures, pratique qui est valorisée et qui apporte la reconnaissance entre pairs. L'image stéréotypée du motard rebelle et marginal n'est pas retrouvée parmi les adhérents au HOG. Par contre, pour d'autres motards Bikers issus d'associations indépendantes, cette image ne les offusquent pas, certains d'entre eux se retrouvent même en celle-ci, notamment par leurs attitudes contestataires face aux règles du code de la route (prise d'alcool, délit de fuite et défaut de permis de conduire). Contre toute attente, les motards Bikers que nous avons interrogés ont donné les scores les plus élevés à l'échelle de recherche de sensations, en particuliers pour la recherche d'expérience et les items considérant la « désinhibition ». En effet, en regard des apports de la littérature en lien avec leur moyenne d'âge, sensiblement plus élevée que celle des autres groupes de motards sélectionnés, nous aurions pu envisager des scores plus faibles. En fait, la recherche de sensations exprimée par cette catégorie de motard est à rapprocher de leur besoin de liberté et à leur désir constant d'explorer de nouvelles routes à moto.