Chapitre I : Forme et performance narratives dans le récit de témoignage

1) Peut-on raconter ? Le pouvoir du langage face à l’expérience concentrationnaire

« Le doute me vient dès ce premier instant »

Dès le premier chapitre de L’écriture ou la vie (1994), une question s’impose : « Mais peut-on raconter ? Le pourra-t-on ? » (EV25)

‘Mais peut-on raconter ? Le pourra-t-on ? 
Le doute me vient dès ce premier instant.
Nous sommes le 12 avril 1945, le lendemain de la libération de Buchenwald. (EV25) ’

La question est posée à double voix. D’abord, « Mais peut-on raconter ? » pose la question de manière abstraite, non située narrativement : prise en charge par la voix du narrateur. Puis, « Le pourra-t-on ? », en désignant un temps futur relativement à la première question, situe réciproquement celle-ci dans le passé : du point de vue du personnage.

Ce questionnement concerne ainsi deux espaces distincts, qui s’entremêlent : celui de l’expérience vécue, où un jeune homme à peine libéré s’interroge et où « Nous sommes le 12 avril 1945 » invite le lecteur à se situer ; celui, d’un demi-siècle postérieur, de la réflexion esthétique sur la possibilité du récit de déportation20, à laquelle le lecteur peut décider de s’associer. Si nous voulons poser cette question à notre tour, c’est en l’occurrence entre ces deux espaces : dans l’entre-deux créé par l’expérience de la lecture.

De ce point de vue, le sens de cette question fondamentale est éclairé par les deux paragraphes qui l’encadrent.

Notes
20.

Il y a, naturellement, récit : celui-là même où la question est posée, et tous les autres que Semprun n’ignore pas. Cela n’empêche pas la question, que l’on pourrait nuancer de deux manières, sous chaque face de l’existence matérielle du récit : Comment y a-t-il récit ? et Y a-t-il vraiment récit ?