« Me voici survivant de service »

‘Il y aura des survivants, certes. Moi, par exemple.Me voici survivant de service, opportunément apparu [...] pour [...] raconter la fumée du crématoire, l’odeur de chair brûlée sur l’Ettersberg, les appels sous la neige, les corvées meurtrières, l’épuisement de la vie, l’espoir inépuisable, la sauvagerie de l’animal humain, la grandeur de l’homme, la nudité fraternelle et dévastée du regard des copains. 
Mais peut-on raconter ? Le pourra-t-on ?
Le doute me vient dès ce premier instant. (EV25)’

La question « peut-on raconter ? » ne se pose vraiment qu’en ayant survécu. C’est ce qu’expose autrement, dans un contraste significatif, ce dialogue du Grand voyage (1963) :

‘« [...] Il faut durer ».
« Durer, pour quoi ? Pour raconter ce voyage ? »
« Mais non, pour en revenir », dit-il, sévèrement. « Ce serait trop con, tu ne trouves pas ? »
« Il y en a toujours quelques uns qui reviennent, pour raconter aux autres. »
« J’en suis », dit-il. « Mais pas pour raconter, ça je m’en fous. Pour revenir, simplement. »
« Tu ne penses pas qu’il faudra raconter ? »
« Mais il n’y a rien à dire, vieux. Cent vingt types dans un wagon. Des jours et des nuits de voyage. Des vieux qui déraillent et se mettent à hurler. Je me demande ce qu’il y a à raconter ».
« Et au bout du voyage ? », je lui demande.
Sa respiration devient saccadée.
« Au bout ? »
Il ne veut pas y penser, c’est sûr. Il se concentre sur les questions de ce voyage. Il ne veut pas penser au terme de ce voyage.
« Chaque chose en son temps », dit-il finalement. « Tu ne trouves pas ? »
« Mais si, tu as raison. C’était une question comme ça. »
« Tu poses tout le temps des questions comme ça », dit-il.
« C’est mon métier », je lui réponds.
Il ne dit plus rien. Il doit se demander quel genre de métier cela peut-être, qui oblige à tout le temps poser des questions comme ça.
« Vous êtes des cons », dit la voix derrière nous. « De sales petits cons. »
On ne lui répond pas, on a l’habitude. (GV29-30)’

La survie ne se limite pas au fait de pouvoir revenir : on survit, on revient, pour raconter aux autres. A ce moment-là, dans le train qui le conduit à Buchenwald, le jeune Semprun ne formule pas encore sous forme de question la perspective de pouvoir raconter. Son échange avec un camarade, cependant, relève de la mise en scène narrative et donc de l’espace de questionnement rétrospectif, du point de vue de l’écrivain. Le dialogue souligne d’une part l’absence de matériau pour un récit (« cent vingt types dans un wagon » – et par extrapolation « des millions de morts » – c’est vite dit et l’on n’a rien dit21), d’autre part l’aspect prématuré de cette perspective. Les dernières répliques esquissent pourtant l’image d’un jeune Semprun qui ne rechigne pas à se poser des questions « comme ça », fussent-elles prématurées. Le questionnement intellectuel se retrouve, une nouvelle fois, partagé entre l’espace de la narration et celui du personnage.

Cependant, alors que dans L’écriture ou la vie narrateur et personnage partagent, dans la mise en scène fictionnelle, les termes identiques d’une même interrogation, dans ce passage du Grand voyage la réflexion du personnage est limitée par son point de vue : historiquement, il n’a pas encore l’expérience directe du camp et, lorsqu’il anticipe « le terme de ce voyage », c’est encore selon une notion imprécise et prospective, à laquelle le regard du lecteur seul confère tout son poids dramatique. Le questionnement exprimé par le dialogue dépasse la réflexion du personnage. Le texte du Grand voyage présente deux niveaux de questionnement distincts, selon deux points de vue historiquement déterminés : celui du personnage et celui de l’écrivain.

En revanche, dans le passage de L’écriture ou la vie qui nous intéresse, ces deux niveaux sont fusionnés en une question unique, posée d’un point de vue ambigu et double : « Mais peut-on raconter ? Le pourra-t-on ? ». Double question qui révèle la complexe dimension temporelle du récit : « peut-on raconter ? » est une question au présent qui concerne à la fois la position du personnage, « survivant de service », et celle de l’écrivain22 ; « Le pourra-t-on ? » est une question au futur qui redéfinit donc un point de vue passé, dans le temps du personnage, pour anticiper les conditions de tout récit futur, y compris celui-ci. L’interaction entre temps de l’écriture et temps du vécu est donc loin d’être univoque ; mais, pour ce qui m’intéresse ici, la question posée est la même : « un doute sur la possibilité de raconter ».

La comparaison des deux passages suggère une évolution dans le rapport entre Semprun-écrivain et Semprun-personnage : dans le premier récit (1963), ce sont deux entités distinctes, toutes deux présentes dans le texte mais selon des modalités spécifiques à chacun de leurs points de vue ; tandis que dans le second récit (1994), les questionnements intellectuels identiques de l’auteur et du personnage réduisent vertigineusement la distance qui d’ordinaire les sépare. En fait, le procédé rhétorique à l’œuvre dans L’écriture ou la vie consiste à inscrire les réflexions de Semprun à l’époque de l’écriture dans l’évocation de l’expérience vécue, en dissimulant le plus possible la différence de statut entre les deux modes de discours.

D’un point de vue méthodologique, « qui oblige à tout le temps poser des questions comme ça », l’exploration des principes esthétiques de Semprun (de la relation entre les formes narratives et ladite « possibilité de raconter ») se situe donc dans un espace intermédiaire, qui concerne la réflexion théorique sur la représentation (ou non) des camps de concentration et d’extermination nazis, mais non de manière autonome. Cette réflexion s’inscrit avec une telle insistance dans l’espace de la fabula 23 qu’il faut la lire à travers le texte, les situations narratives, le vécu du personnage, où elle nous est donnée, dans l’expérience de la lecture.

La question « peut-on raconter ? » se pose donc, et s’impose, précédée de l’assertion du statut de survivant du « Moi », ainsi que d’une liste des souffrances et des morts auxquelles il a survécu, et dont l’énumération se transforme en une affirmation d’espoir et de fraternité.

‘Il y aura des survivants, certes. Moi, par exemple. Me voici survivant de service, opportunément apparu [...] pour [...] raconter la fumée du crématoire, l’odeur de chair brûlée sur l’Ettersberg, les appels sous la neige, les corvées meurtrières, l’épuisement de la vie, l’espoir inépuisable, la sauvagerie de l’animal humain, la grandeur de l’homme, la nudité fraternelle et dévastée du regard des copains. 
Mais peut-on raconter ? Le pourra-t-on ? (EV25)’

Notes
21.

A la limite, l’image du wagon est davantage suggestive pour un lecteur qui n’aurait pas d’expérience directe de la guerre – plus facile à imaginer.

22.

Ou de l’auteur présent dans le texte. Cette question sera abordée par la suite.

23.

Pour ne pas (encore) dire « fiction » dans ce contexte chargé d’histoire – mais c’est bien de l’essence de l’écriture fictionnelle dont il s’agit : un espace de représentation imagée, imaginante, irréductible à un discours explicite.