« La réalité est là, disponible »

‘Mais peut-on raconter ? Le pourra-t-on ?
Le doute me vient dès ce premier instant.
Nous sommes le 12 avril 1945, le lendemain de la libération de Buchenwald. L’histoire est fraîche, en somme. Nul besoin d’un effort de mémoire particulier. Nul besoin non plus d’une documentation digne de foi, vérifiée. C’est encore au présent, la mort. Ça se passe sous nos yeux, il suffit de regarder. Ils continuent de mourir par centaines, les affamés du Petit Camp, les Juifs rescapés d’Auschwitz. (EV25)’

Le second paragraphe qui encadre la question fondamentale de ce passage (et de toute l’entreprise d’écriture des camps) confirme cette inscription du discours esthétique dans la réalité de l’expérience vécue, à travers l’affirmation fictionnelle d’une relation directe entre l’espace de l’écriture et le domaine de l’histoire. Bien que le récit de cette journée du 12 avril 1945 soit forcément le fruit d’un « effort de mémoire particulier » de la part de Semprun au moment de l’écriture, ce mouvement de rétrospection introspective est nié. De même, bien que la connaissance de la réalité des camps disponible par ailleurs pour le lecteur de 1994 soit nécessairement liée à l’élaboration d’une « documentation digne de foi, vérifiée », cette appréhension du réel par l’Histoire est niée.

Paradoxale, cette double négation affirme et met en place un rapport imaginairement non médiatisé au vécu de ce 12 avril 1945, rapport qui est fondé sur l’expérience directe qu’en a eu le jeune Semprun, mais auquel le lecteur est invité à s’associer. « Ça se passe sous nos yeux » (je souligne), c’est-à-dire le personnage inclus dans le « nous » de l’ensemble des survivants, mais aussi « nous », auteur, personnage, lecteur, qui en refaisons l’expérience à travers le pouvoir de représentation du récit. « Il suffit de regarder » – il suffit aussi de lire. Ce paragraphe révèle un effort pour attirer le lecteur dans le point de vue du personnage, celui de la mort vécue au présent, de ce moment intermédiaire où l’on est déjà survivant, mais encore plongé dans la réalité de toute cette mort, de toutes ces morts possibles qu’ayant survécu il s’agit à présent de raconter – si l’on peut.

Se montrant comme survivant d’abord, comme témoin ensuite, Semprun veut poser la question « peut-on raconter ? » au cœur même du récit qui raconte, qui fait vivre au lecteur, par une projection imaginaire imprégnée du paradoxe de la fiction, le présent de l’expérience vécue. L’enjeu de la question en est en retour modifié : le « peut-on raconter ? » se pose selon les termes du récit littéraire – non dans une vision philosophique de la mémoire, non selon une documentation historique du passé – dans un mouvement qui requiert un abandon à l’image, à l’invocation proprement romanesque d’une réalité qui n’existe ainsi qu’avec la participation du lecteur, d’un lecteur qui accepte de simplement ouvrir les yeux à ce que le récit lui montre.

L’invitation est claire :« Il n’y a qu’à se laisser aller. La réalité est là, disponible. La parole aussi. » (EV25)