2) Le désordre narratif comme condition d’un dire

« Il ne sait pas s’il arrivera à lui expliquer »

Ou plutôt : de l’indicible. Nous sommes en 1967, dans L’évanouissement, le second ouvrage de Semprun, aujourd’hui relativement laissé pour compte – Semprun lui-même le qualifie, dans Adieu, vive clarté... (1998) de « brouillon approximatif de quelques livres postérieurs » (AVC96), qualification ambiguë qui vise peut-être surtout à attirer l’attention du lecteur vers un livre oublié, mais en minimise pourtant l’importance. Il s’agit cependant d’un livre remarquable qui, peut-être de par sa moindre complexité formelle qui en rend la lecture analytique plus aisée, fourmille de nombreux éclaircissements sur la pensée littéraire de Semprun.

L’évanouissement raconte principalement l’été 1945. Le personnage principal, double de Semprun, qui s’appelle cette fois-ci Manuel, s’évanouit et tombe d’un train en marche. Un train bondé qui n’est pas sans rappeler celui du Grand voyage. Est-ce une tentative de suicide ? Le livre s’achève sur cette hypothèse, formulée comme une certitude mais par un observateur extérieur, qui peut se tromper : au lecteur de se former sa propre opinion.

Pour en décider (ou plutôt pour en discuter, car je ne vois pas de décision finale possible), il faut se pencher sur le moment de crise qui précède l’accident de train, et qui a lieu la nuit précédente.

‘Cette nuit ? Laurence venait de lui dire, tu expliques tout le temps, mais il ne sait pas s’il arrivera à lui expliquer son départ, dans la nuit. Il ne sait pas, même, s’il aura envie de lui expliquer. Quoi ? Dans l’ordre, les choses sont indicibles. Quoi d’abord ? Le réveil, en pleine nuit, n’est pas à l’origine. Provoqué, ce réveil, par un rêve, autre chose. Le réveil est une suite, une fin même peut-être. Dans le noir, moite, saisi de frissons abjects. Il a prévu les heures, immobiles, jusqu’au gris rose du jour. Les oiseaux, les cloches, le jardin, le bruissement. Mais quoi dire ? (E56)’

Manuel est confronté à la difficulté d’expliquer à une autre, même proche comme peut l’être une amante, ce qui l’a incité à la quitter en pleine nuit . Confronté également au découragement : « Il ne sais pas, même, s’il aura envie de lui expliquer. », par manque d’une forme possible au récit que l’explication appellerait. Par incapacité à commencer à parler, c’est-à-dire à trouver un début au récit qui expliquerait.

Littéralement, par incapacité à identifier précisément ce début : le réveil « n’est pas à l’origine », « est une suite, une fin même peut-être ». Par extension, si l’on devine que c’est la mort des camps qui revient le hanter, par incapacité ou refus de parler de ce début. La suite du récit vient confirmer que c’est bien de cette mort qu’il s’agit. Confirmer aussi l’incapacité de Manuel à en parler. Les amants se quittent, sur un quai de la gare du Nord, sans autre explication. Manuel va prendre son train.

Cependant, si l’explication n’a pas vraiment lieu entre les deux personnages, le récit propose, au conditionnel, la scène qui aurait pu se dérouler.

‘Imaginons.
Laurence dirait : Pourquoi la mort ?
Tout serait encore immobile, en eux, autour d’eux, gare du Nord.
Manuel dirait : J’en ai eu la certitude.
Il dirait : C’est comme si j’avais emmené mon cadavre de ton lit.
Laurence, pâlie, transparente.
Elle dirait : La certitude ?
Et lui : C’est ça, la certitude.
Elle dirait : De ta mort ?
Et lui : Non, la mort, toute la mort.
[...]
Et tu m’as fuie, dirait-elle.
Tu étais vivante.
Je serais morte, dirait-elle. Avec toi, je mourrais.
Désemparés, à bout de souffle, ils seraient, immobiles, gare du Nord. (E70-72)’

Précisons que cette dernière phrase est une projection du narrateur/personnage sur Laurence : elle ne le dit pas, mais il le pense, et c’est peut-être une des raisons de la quitter, de se taire.

Ce court dialogue hypothétique, s’il avait eu lieu, aurait libéré les deux personnages du non-dit de « toute la mort », aurait constitué un début pour le récit véritable, jusque-là impossible, récit dont « toute la mort » est l’enjeu, récit non de la nuit passée, mais des camps.

Quelques lignes plus loin, en effet : « Alors, il aurait parlé. Le dimanche, il descendait dans le Petit Camp.» (E72). Suivent quatre pages, les seules dans cet ouvrage, qui évoquent directement la vie à l’intérieur du camp de la mort. Explication fournie au lecteur au sein d’un dialogue au conditionnel, qui n’a pas eu lieu, au sein donc de l’impossibilité d’en parler.25 Explication qui se termine par : « Ainsi, il aurait parlé. » (E76), tandis que le paragraphe suivant s’ouvre sur : « Mais personne n’a parlé. » (E76).

Le récit décrit comme étant impossible l’explication qu’il propose pourtant au lecteur. C’est définir deux régimes de discours : l’un, oral, en relation directe avec un interlocuteur réel, où le poids de la mort, l’impossibilité de trouver un ordre ou un début au récit, forcent le silence et conduisent au départ, mort symbolique, voire à l’accident ou suicide – à l’évanouissement comme disparition autant que comme perte de connaissance ; l’autre, écrit, est le régime du récit littéraire où « le langage contient tout », où « on peut toujours tout dire », où même le récit de l’impossibilité de raconter devient une manière de raconter.

Notes
25.

Ici encore, la différence temporelle entre le personnage, Manuel/Semprun en 1945, et l’auteur du récit en 1967, est capitale. Dans la fiction de ce roman, un narrateur à la première personne annonce la mort de Manuel, seize ans après les événements qui nous concernent (voir p. 123) : seize ans après 1945, ce serait 1961, l’année où Semprun débute l’écriture du Grand voyage. Manuel serait donc le Semprun incapable de raconter ? Mourrait symboliquement lorsque le récit devient finalement possible ?