« Dans l’ordre, les choses sont indicibles. »

Ce passage indique une dimension performative de l’ordre du récit, qui dépasse le discours explicite qu’il contient. Mettre à jour cette dimension implique d’accompagner le développement du récit, dans une démarche d’abord purement descriptive.

« Dans l’ordre, les choses sont indicibles. », lisons-nous découragés page 56. « Alors, il aurait parlé. » nous rend espoir (pour nous-mêmes, pas pour Laurence) page 72. Que s’est-il passé entre-temps ?

Ayant quitté le lit de Laurence, Manuel marche des Invalides à Vavin puis s’arrête dans une boîte de nuit, le « Petit Schubert ». Des couples dansent. Il boit. (12 lignes)

Les danseurs lui rappellent une fête, « il y a deux ans, trois ans » (E57) c’est-à-dire avant d’être déporté. Manuel se rappelle un flirt, la veille d’une importante opération de Résistance. (1 page)

Bref retour à la boîte de nuit. (1 ligne)

Retour au temps initial : gare du Nord, Manuel attend Laurence et se demande s’il va savoir lui expliquer. (1 page)

Laurence arrive, début du dialogue qui échouera, ne saura pas rendre les choses dicibles. Manuel annonce qu’il va partir en Suisse. (1 page et demi)

Souvenir d’un voyage de Genève à Paris en 1937 : « Il oublie Laurence, il essaie de revoir le trajet qu’ils avaient fait » (E61) Souvenirs de Genève. (2 page)

Retour au dialogue avec Laurence : l’échec de la conversation se poursuit. (1 page)

« En 1918, revenu de Cambridge, le philosophe écrit la préface de son livre. » (E64) Départ abrupt dans une digression sur Wittgenstein, laquelle occupe sept pages narrativement complexes, que j’analyse ci-dessous.

Puis commence le dialogue hypothétique (« Laurence dirait : Pourquoi la mort ? », cité précédemment) qui rend le récit possible en le rendant imaginaire.

« Le philosophe s’appelle Wittgenstein, ce qui n’est pas un mauvais nom, pour un personnage de roman. » (E64) En introduisant Wittgenstein comme une figure romanesque, inventée26, Semprun met en place également un personnage d’auteur – seule entité capable de décider du nom d’un personnage. La première page et demie, qui contient un certain nombre d’éléments bio et bibliographiques sur Wittgenstein (l’écriture de la préface du Tractatus logico-philosophicus à Vienne en 1918, préface où se trouvent les phrases aujourd’hui fameuses : « il me semble que la vérité des pensées qui sont ici exposées est inébranlable et définitive. Je crois donc avoir résolu à tout jamais les problèmes, en ce qui concerne l’essentiel. », ainsi que les années d’enseignement à Cambridge, la publication posthume des Investigations philosophiques) qui sont pris en charge par ce personnage d’auteur. La présence de ce dernier demeure encore implicite, suggérée cependant par la répétition, selon plusieurs variantes, que Wittgenstein serait « un bon personnage de roman » : « Et ce n’est décidemment pas un mauvais personnage de roman, ce philosophe aussi assuré de son savoir, de la vérité définitive et inébranlable de sa pensée. » (E64) ; puis vient une première introduction du « je » : « Plus j’y pense, plus il me semble que ce Wittgenstein serait un bon personnage de roman, pour certains, obsédé comme il l’était par le dire et la façon de dire (Wovon man nicht sprechen kann, darüber muss man schweigen), c’est-à-dire, par le silence » (E64) ; enfin, une apostrophe au lecteur : « Wittgenstein, donc, un personnage de roman comme il ne vous en sera pas souvent offert. » (E65)

Cette dernière allusion à la relation entre auteur et lecteur marque l’introduction irrémédiable du « je » d’auteur, mettant en suspens l’univers du récit : « Mais, pour ma part, laissant là, abandonnés, dans la gare du Nord parisienne, ces autres personnages que sont ce jeune Espagnol et cette Laurence – douce et fraîche, en a-t-on dit, sous les doigts aveugles fouillant son corps, bientôt tremblant, le visage rejeté en arrière – pour ma part, je n’ai qu’un mot ou deux à dire, à propos de Wittgenstein. » (E65)

Les conséquences de cette interruption du récit sont multiples.

Les personnages à travers lesquels s’établissait le questionnement sur la possibilité de dire la présence de la mort sont désignés explicitement comme personnages de roman, mis à distance par les pronoms démonstratifs : « ce jeune Espagnol, cette Laurence ». On peut remarquer également l’introduction d’un moment érotique inopiné, pris en charge par un « on » collectif (à la fois Manuel, Semprun, le lecteur ?), qui contribue à objectifier le personnage féminin dans son rôle de fantasme sexuel. Faut-il, au moment d’aborder le centre obscur de leur histoire (« la mort, toute la mort »), établir une distinction claire (fût-elle momentanée) entre le personnage et l’auteur, extirper un instant le lecteur de son identification avec les personnages, entrer dans un méta-récit qui garde la mort à distance ? Dans ce cas, « Il suffit de s’y mettre. » signifierait également s’y mettre comme autre, comme auteur, comme origine du récit pour être moins directement concerné par la mort qui menace le personnage ?

La fonction jouée par cette prise de distance est également explicative, et l’apparition de Wittgenstein va prendre une signification directement liée au propos du passage : « Si Wittgenstein, ici, pourtant, est cité à comparaître, c’est parce que Laurence a une question à poser et qu’elle n’a pas les moyens de le faire, l’énoncé de cette question lui échappant, dans une inquiétude inhabituelle. » (E65-66) Impuissante, Laurence, à poser (autrement qu’au conditionnel et après le passage que nous lisons à présent) la question : « Pourquoi la mort ? » – il faut sortir du domaine de la vie vécue, du récit de faits, simple, du dialogue réalistiquement attribuable à des personnes réelles, et faire appel à la discussion philosophique.

L’énoncé de Wittgenstein qui intéresse ici l’auteur du récit est le suivant : « La mort n’est pas un événement de la vie. La mort n’est pas une expérience vécue. » (E66) Enoncé à propos duquel des commentaires de traduction (à partir de « Der Tod ist kein Ereignis des Lebens. Den Tod erlebt man nicht. », également cité), ainsi que des contradictions variées sont proposés : « Et la mort des autres ? La mort qu’on donne ? Ta mort vécue par les autres ? Et ta certitude de la mort ? » (E70). Wittgenstein n’est donc présent que pour être contredit, son énoncé abstrait invalidé par l’expérience directe de la mort, des morts diverses27.

Le recours au discours philosophique n’entend pas fournir une réponse extérieure au récit, mais proposer des termes qui permettent de poser une question : abstraire, conceptualiser le propos d’une manière qui ne porte pas atteinte au véridique (peut-on imaginer Manuel et Laurence commencer à parler Wittgenstein gare du Nord comme si de rien n’était ?), c’est-à-dire expliquer, à l’usage du lecteur, proposer un cadre culturel dans lequel il est possible, bien qu’imparfaitement, de formuler le « Pourquoi la mort ? ».

Ce cadre culturel permet également une nouvelle prise de distance plus radicale. D’abord au niveau des personnages, où il est montré comment, dans l’univers hypothétique de la conversation au conditionnel, Wittgenstein aurait pu jouer un rôle :

‘Désemparés, à bout de souffle, ils seraient, immobiles, gare du Nord.
Alors, sans doute, dans un éclat de rire, prenant Laurence dans ses bras, dans les bruits de la gare, revenus, dans le mouvement de la gare, revenu, il aurait dit : Quel con, ce Wittgenstein ! Le souvenir lui serait revenu. La chambre, rue de Vaugirard, la nuit d’hiver, et cette divagation à propos de Wittgenstein.
Alors, il aurait parlé. (E72)’

Rôle apparemment négatif, certes, mais ce n’est pas l’appréciation du philosophe qui compte, sinon le fait que son apparition aurait pu dissiper le silence désemparé. Wittgenstein aurait permis à Manuel de revenir à lui, de quitter l’espace de la mort où il se perdait : en lui rendant le souvenir d’une chambre, rue de Vaugirard, où il écrivait de premières « divagations » sur Wittgenstein et la mort en 1941 (avant la déportation, donc), lui rappelant qu’il existait, qu’il peut encore exister en-dehors de cette mort vécue dans les camps. Il suffit pour cela de faire de la mort un objet d’investigation philosophique, fût-ce pour s’en moquer. Répétons-le : si Manuel n’y parvient qu’au conditionnel, pour le lecteur cette nuance est relativement indifférente – dans la relation de lecture, ce n’est pas Manuel mais Semprun qui nous parle (nous ne sommes pas Laurence), et seul importe ce que le texte nous donne à voir.

A ce même niveau performatif, dans ce que le texte fait en sus de ce qu’il raconte, le cadre culturel ébauché par la présence de Wittgenstein est développé, de manière joueuse, afin de poursuivre la mise en perspective, l’objectification ou la neutralisation de la mort. A la deuxième page de la digression Wittgenstein, le « je » ou personnage d’auteur esquissait la possibilité de développer, à partir du philosophe, encore d’autres digressions :

‘L. W. l’affirme lui-même – c’est la proposition ou l’énoncé par quoi se terminait son traité, en 1918 : Ce qu’on ne peut pas dire, cela doit être passé sous silence28. Je passerai, ainsi, L. W. sous silence, malgré la tentation d’en parler, à cause de Vienne, surtout, Vienne après cette guerre mondiale, cette ville où Lukács va vivre, où Milena29 va vivre, aussi, pensez aux divagations que cela permettrait. (E65)’

Digressions ou « divagations » (le même terme qu’emploie Semprun pour désigner la discussion de « La mort n’est pas un événement de la vie. ») qui ne sont que suggérées, comme pour donner l’eau à la bouche au lecteur, esquissées en négatif. Dont l’intérêt ne serait pas directement lié au sujet du passage, mais défini de manière autonome, en tant que curiosité : coïncidence historique qui réunit des noms célèbres de la culture européenne dans un même lieu – situation assurément stimulante pour un romancier.

Mais le plus frappant est l’usage de la proposition finale du Tractatus Logico-Philosophicus : « Ce qu’on ne peut pas dire, cela doit être passé sous silence. ». Wittgenstein concluait ainsi une œuvre qu’il considérait comme définitive, limitant l’objet de l’investigation philosophique afin de mieux assurer la valeur de vérité absolue des pages précédentes. Ici, l’on voit mal pourquoi Semprun ne pourrait pas dire ces rencontres viennoises. Il ne s’agit pas de la même impossibilité : ni celle de Wittgenstein, définissant abstraitement un domaine de l’indicible dont on sait que Semprun s’accommoderait mal ; ni celle qui sous-tend l’ensemble de ces pages, « Dans l’ordre les choses sont indicibles. », indicibles en particulier lorsque « les choses » sont « la mort, toute la mort ». Plus simplement, ces divagations suggérées peuvent paraître anecdotiques, non essentielles. Elles risqueraient de détourner outre mesure le cours du récit.

Cette affirmation de la nécessité d’un silence apparaît juste après le passage déjà cité : « laissant là, abandonnés, dans la gare du Nord parisienne, ces autres personnages que sont ce jeune Espagnol et cette Laurence » (E65). Le lecteur peut donc comprendre que certaines digressions soient évitées pour ne pas faire attendre ces personnages trop longtemps. Les deux pages suivantes (E66-67) parlent bien de Wittgenstein, mais c’est pour discuter « La mort n’est pas un événement de la vie. », pour donner à Laurence les moyens de poser sa question. Nous sommes donc encore dans un domaine pertinent au récit, bien que périphérique.

Mais, page 68, le jeu méta-narratif qui objectifiait les personnages tout en faisant apparaître l’auteur est réitéré :

‘Manuel et Laurence sont restés dans le hall de la gare du Nord, à Paris, en 1945, devant la rangée des guichets de banlieue. Immobiles, mais d’une immobilité forcée, tendue, semblable à celle des acteurs d’un film cinématographique dont on aurait stoppé la projection. [...] ce silence, cette immobilité, ne peuvent pas durer bien longtemps, le train de Persan-Beaumont étant sur le point de partir [...]
Je n’ai donc, vingt ans après cette rencontre de Laurence et de Manuel, dans la gare du Nord, de Paris, que quelques minutes pour parler. (E68)’

Or, durant ces quelques minutes, de quoi nous parle ce « je » qui, vingt ans après (c’est-à-dire 1965, L’évanouissement étant publié en 1967), observe les personnages de l’extérieur sans pourtant contrôler leurs actions – devant se soumettre comme eux à un temps du récit qui semble exister en-dehors de lui ? Eh bien, entre autres, de Vienne : de Wittgenstein, Lukács et Milena Jesenska30 qui en 1918, à Vienne, se sont peut-être rencontrés... L’usage de la proposition finale du Tractatus était donc essentiellement en négatif, le récit montrant que ce qui ne pouvait pas se dire est finalement dit, reproduisant à ce niveau moins grave le mouvement général du passage, par lequel l’indicible de Manuel devient le dicible de Semprun.

Ces jeux romanesques – qui se poursuivent sans cesse, mais j’ai peur moi aussi de tomber dans l’anecdotique, il me faut à mon tour passer sous silence ce qu’il n’est pas essentiel de dire – redoublent les effets précédents : mise à distance des personnages et de l’enjeu de leur conversation avortée ; inscription de cet enjeu, la mort, dans une discussion philosophique ; mise en rapport de cette discussion avec la vie du philosophe, ses rencontres possibles avec d’autres figures intellectuelles. Ces détours du récit rendent finalement possible le dire qui était d’abord problématique – ils définissent l’espace spécifique du récit littéraire, qui parvient à ce dire interdit aux personnages – et s’organisent selon une logique qui n’est pas celle de l’ordre des faits, mais plutôt celle d’une continuité de pensée informée par divers paradigmes : un paradigme mémoriel, le souvenir étant la manière la plus naturelle d’interrompre l’ordre d’un récit31 ; un paradigme argumentatif, derrière tous les tours et détours de la narration, qui définit ici les conditions du dire la mort ; enfin un paradigme culturel, univers intellectuel et artistique peuplé de figures tutélaires32 liées les unes aux autres par des fils dont le nœud final est dans l’esprit du « je » du récit : est sa source de vie.

Ainsi, juste après avoir affirmé : « Dans l’ordre, les choses sont indicibles. », Semprun organise un désordre, des digressions multiples et complexes qui rendent possible le dire, dans l’univers particulier du récit littéraire33. Ces digressions insèrent le questionnement sur la mort dans un univers culturel, philosophique, romanesque et joueur : dans la vie. Rendent l’évocation de la mort plus vivable, compréhensible.

Dans le désordre, « on peut toujours tout dire ».

Notes
26.

Il n’est plus nécessaire de nos jours de préciser que Wittgenstein est un philosophe bien réel. Au moment de la publication de L’évanouissement, cependant, il semble que le jeu fictionnel ait pu fonctionner, si l’on en croit Semprun dans L’écriture ou la vie : « un estimable critique avait cru que j’avais inventé ce personnage de philosophe. Il avait trouvé que c’était une belle invention romanesque. Il faut dire qu’à l’époque, vers le milieu des années soixante, Wittgenstein n’était guère connu en France. En lisant l’article j’avais été partagé entre un étonnement quelque peu navré devant l’ignorance du critique, et la satisfaction littéraire. Me croire capable d’avoir inventé un personnage aussi fascinant et insupportable que Wittgenstein n’était pas un mince compliment, en effet. » (245-246) Je ne peux pas, pour l’instant, révéler l’identité du critique en question.

27.

Pour la mort des autres, voir p. 76. Pour la mort qu’on donne, voir p. 167. Les deux autres morts, il me semble, sont le sujet de L’évanouissement dans son ensemble.

28.

Traduction française de « Wovon man nicht sprechen kann, darüber muss man scheigen. » C’est l’habitude de Semprun de retarder la traduction des langues étrangères qu’il emploie, afin sans doute de faire sentir au lecteur l’importance de la langue en question, ainsi que, soit en toute complicité, soit sur un mode négatif un peu honteux, la valeur du polyglottisme.

29.

On remarquera que Semprun considère ce prénom suffisant pour que le lecteur s’y retrouve.

30.

Semprun fournit à présent, page 69, le patronyme : on peut donc identifier, à coup sûr cette fois-ci, l’amie de Franz Kafka.

31.

J’y reviendrai.

32.

Je renvoie à ce sujet à Guérin, Jeanyves, "Portrait de Jorge Semprun en lecteur", Travaux et Recherches de l'UMLV, Autour de Semprun, Numéro spécial, Mai 2003, 47-64, et Garscha, Karsten, "La mémoire littérarisée de Jorge Semprun", Ecrire après Auschwitz, Edité par Bruno Gelas, Karsten Garscha, Jean-Pierre Martin, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2006.

33.

Comme l’écrit Bruno Gelas : « cette polytemporalité érigée en règle de composition est peut-être la seule réponse littéraire possible à ce qui caractérise, menace et détruit ceux qui sont revenus de ‘là-bas’ », cf. "Jorge Semprun : Réécrire sans fin", Ecrire après Auschwitz, Edité par Karsten Garscha, Bruno Gelas et Jean-Pierre Martin, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2006.