3) Ecriture et survie : l’espace instable de la représentation

« Un récit illimité, probablement interminable »

Un certain désordre narratif, c’est-à-dire une rupture de la linéarité début-milieu-fin du récit aristotélicien, est présenté par Semprun comme nécessaire, afin de pouvoir dire les choses.

Cette idée naît d’abord, nous l’avons lu, de l’impossibilité de déterminer un début du récit : « Quoi d’abord ? », se demandait Manuel, sommé d’expliquer son départ dans la nuit et sentant qu’il devrait pour cela remonter trop loin, sans terme prévisible, dans une nuit plus vaste. Le passage de L’écriture ou la vie où notre discussion des principes esthétiques de Semprun a débuté montre bien toute l’ampleur de cette difficulté :

‘On peut tout dire de cette expérience. Il suffit d’y penser. Et de s’y mettre. D’avoir le temps, sans doute, et le courage, d’un récit illimité, probablement interminable, illuminé – clôturé, aussi, bien entendu – par cette possibilité de se poursuivre à l’infini. Quitte à tomber dans la répétition ou le ressassement. Quitte à ne pas s’en sortir, à prolonger la mort, le cas échéant, à la faire revivre sans cesse dans les plis et les replis du récit, à n’être plus que le langage de cette mort, à vivre à ses dépends, mortellement. (EV26)’

Le « Quoi d’abord ? » de Manuel ne provient pas uniquement d’une incapacité personnelle à choisir un début à son récit, à inscrire son expérience dans une succession linéaire, ni même du besoin d’un silence post-traumatique et auto-protecteur. Le projet de dire « cette expérience » est confronté, inévitablement, à la perspective d’un récit illimité. (« On peut toujours tout dire. » ne signifie pas que l’on puisse tout dire exhaustivement – simplement qu’il n’y a rien qui soit indicible.) Il n’existe pas de début unique à choisir, à atteindre au terme d’un travail de pensée. Tout récit doit se concevoir en fonction de la nécessité de se mesurer à cet infini, de s’y remesurer perpétuellement. L’expérience est inépuisable.

Autrement dit : si le récit du silence de Manuel nous a permis de lire, dans le déroulement performatif de ce récit (qui réalisait ce dont Manuel était incapable), comment le désordre narratif rend possible le dire, il nous reste à comprendre les enjeux généraux de ce désordre nécessaire lorsqu’il s’agit de raconter l’expérience des camps elle-même – en termes de représentation, de figuration.34

Un « récit illimité », cela signifie d’abord l’absence de début et fin, ce qui représente déjà la négation du récit linéaire. Sans début ni fin, le récit, davantage qu’une succession de faits rapportés, est un parcours : un trajet de la pensée et du langage qui traverse cet espace infini, l’arpente – trajet singulier parmi d’autres possibles, trajet toujours renouvelable, autrement, à un autre moment – trajet sans carte ni boussole (sans définition linéaire de l’espace, sans structuration vectorielle) marqué par la possibilité de revenir sur ses pas, de recroiser ses propres traces, à l’infini.

« La répétition et le ressassement » (EV26) sont à la fois un risque et une constante inévitable et positive. Si c’est le parcours qui importe, l’élan dynamique du récit au travers d’un espace illimité, les faits racontés, répétés, ressassés, prendront toujours un nouveau sens, une nouvelle signification, selon l’étape qu’il représenteront, ou le chemin de traverse qu’ils ouvriront à d’autres pas, à de nouvelles courses. Davantage, dans l’infini le retour, la répétition, sont en fait le seul moyen de s’y retrouver.

La forme du récit provient directement de cet horizon infini qui l’entoure. Le récit est « clôturé » par « cette possibilité de se poursuivre à l’infini » (EV26), c’est-à-dire non pas limité (on retomberait dans l’ineffable), mais guidé, structuré par ce besoin de créer une forme narrative au sein de l’informe. Naissance de la forme dont l’enjeu n’est rien moins que celui de continuer à survivre : parcourant l’infini de « toute la mort », le risque est de trop « s’y mettre », de « ne pas s’en sortir », de se perdre dans « le langage de cette mort », de devenir cette mort, ce mort.

Notes
34.

On peut s’interroger, de ce point de vue, sur la spécificité de cette expérience. Tout récit qui s’attache à re-présenter une expérience passée n’est-il pas confronté au même problème, à cette absence de continuité entre le temps de l’expérience (et sa réappropriation par le souvenir) et le temps du récit ? On verra que Semprun généralise l’usage du désordre narratif à d’autres expériences historiques (ses activités communistes en particulier, dans Autobiographie de Federico Sánchez), ainsi qu’à d’autres récits moins chargées d’histoire (son amitié avec Yves Montand, dans Montand, la vie continue, par exemple) Semprun développe sa conception du récit littéraire à partir d’une réflexion sur l’écriture testimoniale, en regard de cette expérience extrême, mais ses conclusions ne s’y limitent pas – engagent, en fin de compte, un questionnement sur la forme de tout récit.