« Un interdit de la figuration au présent »

Dans le chapitre 6 de L’écriture ou la vie (livre publié en 1994, 27 ans après L’évanouissement), Semprun répète, renouvelle le récit de la nuit où il (ce n’est plus Manuel, mais « je ») a quitté Laurence – mais celle-ci à présent s’appelle Odile :

‘Je m’étais réveillé en sursaut.
Mais le réveil ne tranquillisait pas, n’effaçait pas l’angoisse, bien au contraire. Il l’approfondissait, tout en la transformant. Car le retour à l’état de veille, au sommeil de la vie, était terrifiant en lui-même. C’était que la vie fût un songe, après la réalité rayonnante du camp, qui était terrifiant.
J’avais allumé une lampe, écarté le drap.
Le corps d’Odile s’offrait à mon regard dans la plénitude alanguie du repos. Mais la certitude apaisante de sa beauté ne m’avait pas distrait de ma douleur. Rien ne me distrairait de ma douleur. Rien d’autre que la mort, bien entendu. Non pas le souvenir de cette mort, de l’expérience vécue que j’en avais : l’expérience de m’avancer vers elle avec les autres, les miens, de la partager avec eux, fraternellement. [...] Non pas le souvenir de la mort, donc, mais la mort personnelle, le trépas : celle qu’on ne peut pas vivre, certes, mais qu’on peut décider.
Seule la mort volontaire, délibérée, pourrait me distraire de ma douleur, m’en affranchir. (EV205)’

Le récit du réveil, de sa détresse, n’est plus l’objet du questionnement ; les raisons de l’angoisse, la présence de la mort sont décrites sans hésitation, avec une allusion à Wittgenstein35. C’est bien la tentation du suicide qui réveille le « je » (plus de Manuel ni de troisième personne), le fait partir dans la nuit. La vida es sueño 36, nous dit le narrateur, comparée à la réalité de la mort, celle des autres, et celle vers laquelle le « je » s’avance à son tour.

Le réveil angoissé est expliqué, l’explication prise en charge par un narrateur à la première personne, sans la prise de distance qu’impliquaient la présence du personnage désigné comme personnage (Manuel) et l’introduction d’une voix d’auteur distincte de la voix narrative. Ce n’est plus la difficulté, voire l’impossibilité d’expliquer qui informe le récit de ce réveil. D’ailleurs, la conversation manquée avec Laurence/Odile n’aura pas lieu dans ce nouveau récit. A la place, une autre conversation, un autre questionnement : un autre désordre narratif, qui reprend plusieurs moments déjà racontés dans L’évanouissement, en développe certains davantage, en omet d’autres – ce ressassement est loin d’être statique.

Le chapitre 6 s’intitule « Le pouvoir d’écrire », allusion à la Lettre sur le pouvoir d’écrire de Claude-Edmonde Magny, ouvrage dont Semprun est le dédicataire37. Le chapitre s’ouvre précisément sur un passage de ce livre, lu à voix haute par son auteur (page 189).

Après une discussion de ce passage par le narrateur, rétrospectivement, au passé, à la première personne, la situation de cette lecture est précisée : « J’avais sonné à la porte de Claude-Edmonde Magny, rue Schœlcher, à six heures du matin. » (EV190)

Après une contextualisation de la relation amicale et littéraire entre Semprun et Magny, il est fait allusion à la fréquence de leurs rencontres matinales :

‘Ce n’était pas la première fois que je sonnais à sa porte à une heure aussi intempestive, depuis mon retour. Jamais elle ne m’en avait demandé les raisons. Probablement les devinait-elle, mes déraisons. Ou bien considérait-elle que c’était à moi de les lui dire, le cas échéant. En tout cas, je ne lui avais jamais parlé de Buchenwald. Pas vraiment, du moins. Il faut dire que je n’en parlais avec personne. » (EV191-192)’

Rencontres qui se déroulent sous le signe d’un silence accepté, allant de soi, non questionné. Nous sommes à présent « trois mois après mon retour de Buchenwald » (EV193)

Puis le récit s’interrompt pour décrire la rencontre du jeune Semprun avec Odile, l’appartement où ils résident, leur relation : récit second entremêlé d’autres souvenirs, d’autres images (pages 194-201)

Alors vient le récit du réveil « en sursaut, à deux heures du matin », accompagné de l’évocation d’un rêve, « égaré dans un univers agité, opaque, tourbillonnant. [...] Krematorium, ausmachen ! disait la voix allemande. ‘Crématoire, éteignez !’ » (EV202)

Récit de la soirée qui a précédé (EV204)

Explication de l’enjeu du réveil : le suicide (EV205)

Pourquoi Odile ne peut être un réconfort : « Odile était d’évidence venue au monde pour y apporter de la joie, de la vivacité [...] Elle n’y était pas venue pour écouter les voix de la mort, ses murmures insistants. » (EV207)

Quittant Odile, le jeune Semprun se rend dans la boîte de nuit à laquelle il était fait allusion dans L’évanouissement : le « Petit Schubert » (EV207-208)

C’est au « Petit Schubert » que se précise la cohérence de ce désordre – son intention. (J’interromps donc une description linéaire qui ne fait pas justice au récit – à la richesse imagée de chaque virevolte. Impossible cependant de parler des principes esthétiques qui seront discutés dans un instant sans au moins suggérer les circonstances, le contexte : car c’est précisément l’objet de cette forme, de dessiner un discours dans les silences, dans la structure des ellipses narratives ; pour montrer comment un même événement – le réveil angoissé – prend ici une signification à la fois complémentaire et différente de celle qu’il avait dans L’évanouissement, précisément d’être inséré dans un autre cadre narratif, de contenir d’autres digressions. Au lieu d’être l’enjeu direct d’une conversation de quai de gare entre Manuel et Laurence, le réveil est l’enjeu, indirect, dans une relation sous-entendue, d’une conversation matinale entre je et Claude-Edmonde Magny. Au lieu d’effectuer par le récit l’explication dont les personnages étaient incapables à l’oral, il va s’agir d’aborder, directement, la question de la forme du récit littéraire. Mais j’anticipe : quant à l’énumération linéaire des scènes de ce chapitre, que je ne terminerai pas, elle est à la fois nécessaire et impossible. A récit illimité, paraphrase illimitée pour la critique. Lorsque la logique du récit est à la fois extérieure, intentionnelle, et pourtant inscrite dans chaque nuance de scènes variées, appelant contextes et référents multiples, on ne peut la dire sans la trahir, quoique on ne puisse non plus la taire. Il n’y a vraiment que la lecture du texte original qui offre une perception complète du phénomène !)

Au « Petit Schubert », c’est dans la musique de jazz38 qu’apparaît l’idée centrale du chapitre :

‘Cette musique, ces solos désolés ou chatoyants de trompette et de saxo, ces batteries sourdes ou toniques comme les battements d’un sang vivace, étaient paradoxalement au centre de l’univers que je voulais décrire : du livre que je voulais écrire.
La musique en serait la matière nourricière : sa matrice, sa structure formelle imaginaire. Je construirais le texte comme un morceau de musique, pourquoi pas ? [...]
Il ne me semblait pas insensé de concevoir une forme narrative structurée autour de quelques morceaux de Mozart et de Louis Armstrong, afin de débusquer la vérité de notre expérience. (EV208-209)’

Le jeune Semprun, réveillé, chassé du flanc de son amante vivace par la certitude de la mort, de sa propre mort, errant dans la nuit car « il était encore trop tôt pour sonner à la porte de Claude-Edmonde Magny » (EV208), est travaillé par un livre, par le désir d’écrire.

Livre qui est avant tout défini par une forme. La musique, à Buchenwald, à la libération, cette nuit même encore, c’est la persistance de la vie au cœur de la mort, « comme les battements d’un sang vivace ». S’approprier, fût-ce de manière « imaginaire », la « structure formelle » de cette musique, serait s’en approprier l’énergie vivifiante, parvenir à traverser l’espace de la mort porté par la mélodie des solos, par le rythme des batteries. C’est aussi, déjà, l’intuition que seule une « forme narrative structurée » selon une logique autre que celle du souvenir, que seule une écriture inspirée par autre chose que la persistance de la mort dans l’imaginaire du survivant, conviendra à ce livre.

Mais...

‘Mais mon projet s’avérait irréalisable, du moins dans l’immédiat et dans sa totalité systématique. La mémoire de Buchenwald était trop dense, trop impitoyable, pour que je parvienne à atteindre d’emblée à une forme littéraire aussi épurée, aussi abstraite. Quand je me réveillais à deux heures du matin, avec la voix de l’officier S.S. dans mon oreille, avec la flamme orangée du crématoire m’aveuglant le regard, l’harmonie subtile et sophistiquée de mon projet éclatait en dissonances brutales. Seul un cri venant du fond des entrailles, seul un silence de mort aurait pu exprimer la souffrance. (EV209-210)’

L’opposition entre mémoire et forme – mémoire envahissante, mortifère ; forme « épurée », « abstraite », qui permettrait l’écriture – définit l’échec, l’impossibilité présente de ce livre imaginé. L’infini de la mort prévaut, détruit l’harmonie formelle, envahit le projet littéraire autant que les jours et les nuits du jeune Semprun.

C’est là que les différents fils narratifs se renouent : le réveil en pleine nuit, la présence persistante de la mort, la tentation du suicide, la nuit au « Petit Schubert », la musique, le désir de l’écriture, la recherche de la forme d’un récit pour l’instant impossible. Le déroulement du chapitre se replie sur lui-même, revient à la conversation avec Claude-Edmonde Magny sur laquelle il avait débuté. La discussion qui va suivre, discussion pendant laquelle la question de la forme narrative va être directement évoquée (c’est l’avantage d’avoir une amie/personnage critique littéraire, cela rend vraisemblable l’introduction directe d’un discours esthétique), est inscrite dans la répétition, le ressassement, le désordre – la situation concrète, bien que désordonnée, de ce personnage passé, son expérience.

‘[-]Vous vous souvenez sans doute de nos conversations d’il y a deux ans... Hemingway construit l’éternité de l’instant présent par les moyens d’un récit quasiment cinématographique... Faulkner, quant à lui, traque interminablement la reconstruction aléatoire du passé : de sa densité, de son opacité, son ambiguïté fondamentales... Mon problème à moi, mais il n’est pas technique, il est moral, c’est que je ne parviens pas, par l’écriture, à pénétrer dans le présent du camp, à le raconter au présent... Comme s’il y avait un interdit de la figuration au présent... Ainsi, dans tous mes brouillons, ça commence avant, ou après, ou autour, ça ne commence jamais dans le camp... Et que je parviens enfin à l’intérieur, quand j’y suis, l’écriture se bloque... Je suis pris d’angoisse, je retombe dans le néant, j’abandonne... Pour recommencer autrement, ailleurs, de façon différente... Et le même processus se reproduit...
- Ça se comprend, dit-elle d’une voix douce.
- Ça se comprend, mais ça me tue !
Elle tourne vainement une cuiller dans sa tasse de café vide.
- C’est sans doute votre chemin d’écrivain, murmure-t-elle. Votre ascèse : écrire jusqu’au bout de cette mort...
Elle a raison, probablement.
- A moins qu’elle ne vienne à bout de moi !
Ce n’est pas une phrase, elle l’a compris. (EV218-219)’

L’échec de l’écriture est présenté à travers l’opposition entre Hemingway et Faulkner.

Hemingway : « L’éternité de l’instant présent » définit l’intention de représenter, figurativement, de manière directe (comme si c’était possible), les événements du passé ; dans le cas de l’expérience concentrationnaire, revivre l’expérience au présent, pour la raconter selon les termes de ce présent narratif, revient à revivre la mort, jusqu’à en mourir. « Figuration au présent » inaccessible mais qui aimante l’écriture : à la fois l’objet de la recherche et son impossibilité.

Faulkner : « La reconstruction aléatoire du passé » définit un mouvement d’évitement du présent (« avant », « après », « autour »), écriture qui refuse la convention imaginaire du présent reconstruit pour s’attacher au processus infini de reconstruction, dans toute son « ambiguïté fondamentale ». Mouvement qui correspond à la forme désordonnée du récit – celle-là même dans laquelle cette discussion s’inscrit, par exemple – que Semprun va adopter.

Forme paradoxale, qui nie la recherche d’une « figuration au présent », mais qui seule permet, peut-être, de survivre à l’acte d’écriture, donc de pouvoir poursuivre, fût-ce indirectement, la recherche d’une forme de représentation. L’opposition entre le projet de dire le présent de l’expérience et la nécessité de tourner autour (de l’inter-dire ?), question formelle par excellence, concerne avant tout l’enjeu radical de la survie. « Ecrire jusqu’au bout de cette mort », c’est-à-dire « avoir le courage d’un récit illimité », pose la question de la forme comme le lieu d’une lutte, d’une confrontation entre le désir ou le besoin de raconter « la mort, toute la mort », et le risque mortel que cette entreprise comporte.

Notes
35.

On pourrait comparer la discussion de la mort comme expérience vécue selon les termes de Wittgenstein avec l’essai de Paul-Louis Landsberg (une des figures tutélaires de Semprun) : Essai sur l’expérience de la mort, Paris, Seuil, 1951.

36.

Y los sueños sueños no son, devrait-on ajouter, les rêves de mort sont au contraire bien réels, menacent d’acquérir une réalité définitive.

37.

Claude-Edmonde Magny, Lettre sur le pouvoir d’écrire, Paris, Seghers, 1947. Le parrainage bienveillant de Magny envers le jeune Semprun est décrit par Madeleine Fondo-Valette, « Claude-Edmonde Magny, ‘Alliée Substantielle’ », in Travaux et Recherches de l'UMLV : Autour de Semprun, mai 2003, pp. 9-20.

38.

Musique qui mène à d’autres souvenirs de jazz, à Eisenach après la libération du camp, à l’intérieur du camp même, dans « un sous-sol du magasin central, l’Effektenkammer », précisions qu’il faut ici laisser de côté.