« Seul l’artifice d’un récit maîtrisé [...] »

Si la première réponse à la question : « Peut-on raconter ? » soulignait l’importance du désordre narratif – dans le désordre, « on peut toujours tout dire » - l’enjeu multiforme de ce désordre est d’abord marqué par une lutte avec la mort, pour la survie, lutte dans laquelle l’écrivain se bat pour établir un contrôle, une maîtrise du récit et de la mort que celui-ci contient. La forme narrative désordonnée est imposée par cette lutte, par le risque d’être « pris d’angoisse », de « retombe[r] dans le néant » en essayant de raconter directement le présent du camp. Mais elle contient également la possibilité de l’écriture et de la vie réconciliées – toujours provisoirement, toujours en équilibre précaire et mouvant, qui se sauve par ce mouvement incessant, échappe au poids de la mort par ces constantes virevoltes.

Au cours de la discussion précédente avec Claude-Edmonde Magny, le narrateur (c’est-à-dire, ici, un « je » au présent, intégré au temps du récit, mais qui exprime un point de vue extérieur, rétrospectif, analytique, sous forme de monologue intérieur) a résumé cet enjeu du point de vue de l’échec, de ces mois d’après-guerre qui n’aboutiront à aucun livre :

‘Je ne possède rien d’autre que ma mort, mon expérience de la mort, pour dire ma vie, l’exprimer, la porter en avant. Il faut que je fabrique de la vie avec toute cette mort. Et la meilleure façon d’y parvenir, c’est l’écriture. Or celle-ci me ramène à la mort, m’y enferme, m’y asphyxie. Voilà où j’en suis : je ne puis vivre qu’en assumant cette mort par l’écriture, mais l’écriture m’interdit littéralement de vivre. (EV215)’

Paradoxe destiné à aboutir soit au suicide, soit à l’abandon de l’écriture, et qui, lu rétrospectivement, a pour résolution – provisoire sans doute, toujours à renouveler – l’œuvre existante, l’œuvre présente. Or, parmi toutes les références possibles à ses récits passés, voire même à celui qui est en train de s’écrire, que l’on est en train de lire, Semprun choisit d’évoquer, pour le lecteur sensible à l’intertexte, une autre structure possible pour un récit (la première étant celle inspirée par Mozart et Louis Armstrong) : « - Raconter un dimanche, heure par heure, voilà une possibilité... » (EV215)

Semprun montre ainsi que la réflexion née de l’incapacité à écrire contient, déjà, les prémices de son œuvre future : dans ce cas, l’architecture du récit de Quel beau dimanche (1980). « Un dimanche, heure par heure », c’est en effet, en partie, comme nous allons le voir, la structure formelle qui guide le déroulement de ce récit : forme éminemment linéaire, ordonnée ! Avant d’y regarder de plus près, précisons cependant :

La première page du chapitre « Trois »40 de Quel beau dimanche contient, de ce point de vue, l’annonce du projet de l’auteur :

‘J’avais décidé de raconter cette histoire dans l’ordre chronologique. Pas du tout par goût de la simplicité, il n’y a rien de plus compliqué que l’ordre chronologique. Pas du tout par souci de réalisme, il n’y a rien de plus irréel que l’ordre chronologique. C’est une abstraction, une convention culturelle, une conquête de l’esprit géométrique. On a fini par trouver ça naturel, comme la monogamie.
L’ordre chronologique est une façon pour celui qui écrit de montrer son emprise sur le désordre du monde, de le marquer de son empreinte. On fait semblant d’être Dieu. Souvenez-vous : le premier jour Il créa ceci, le deuxième jour Il créa cela, et ainsi de suite. C’est Jéhovah qui a inventé l’ordre chronologique.
J’avais décidé de raconter cette histoire dans l’ordre chronologique – toutes les heures d’un dimanche, l’une après l’autre – précisément parce que c’est compliqué. Et irréel. C’est l’artifice qui m’avait attiré, dans les deux sens habituels du mot selon les dictionnaires : dans le sens de « moyen habile et ingénieux » et dans celui de « composition pyrotechnique destinée à brûler plus ou moins rapidement ». Ça me plaisait, cette idée : l’artifice de l’ordre chronologique éclatant en feu d’artifice.
En somme, c’est par orgueil que j’avais décidé de raconter cette histoire dans l’ordre chronologique et il est neuf heures du matin, ce dimanche de décembre 1944, quand je me présente à la tour de contrôle avec Henk Spoenay. (QBD129)’

Ce projet balance entre deux notions opposées, au sein d’un paradoxe assumé.

« J’avais décidé », au plus-que-parfait, pourrait suggérer qu’il n’en est rien, que l’histoire n’est pas racontée dans l’ordre chronologique. Mais le passage final au présent, « et il est neuf heures du matin », semble au contraire mettre en application immédiate les principes narratifs précédemment énoncés.

L’ordre chronologique non « par goût de la simplicité », non « par souci de réalisme », prend à contre-pied le sens commun, désigne comme « abstraction » ce qui pouvait paraître « naturel, comme la monogamie ». Avec un humour un tant soit peu provocateur, l’ordre chronologique comme « convention culturelle » est opposé au « désordre du monde » – ordre créateur donc, manière pour le Créateur d’imposer son « emprise », un ordre qui affirme son autorité – sa présence comme auteur, également.

On peut pourtant se demander si un désordre narratif assumé, pris en charge par une voix d’auteur, n’imposerait pas, au moins autant, une « empreinte », l’affirmation d’une toute-puissance. A moins d’une correspondance parfaite entre le désordre du monde et celui de la narration – supposition illusoire mais qui est peut-être le sous-entendu joueur du propos – le désordre narratif serait tout autant l’expression d’un pouvoir divin. Davantage, même, puisqu’au lieu de suivre l’ordre établi comme convention depuis « Jéhovah », il s’agirait de créer une nouvelle abstraction, dépendante de facteurs individuels.

Mais cette question se pose sans doute parce que le récit de Quel beau dimanche est, en fait, éminemment désordonné. Dans ce même chapitre « Trois », par exemple, après l’affirmation de l’ordre chronologique et son application dans l’établissement de l’univers narratif à « neuf heures du matin, ce dimanche de décembre 1944 », seules dix des soixante-quinze pages du chapitre se situeront à ce niveau narratif. Les soixante-cinq autres se passent ailleurs, après, autour, s’organisent selon un ou des ordres qui n’ont rien de chronologique. L’ensemble du livre, d’ailleurs, répond à une telle dynamique : chaque chapitre se rapporte bien à une heure donnée d’une unique journée de dimanche, mais cette heure constitue à chaque fois un référent minimal, minoritaire, autour duquel s’organise l’essentiel du récit.

Encore une fois (comme dans L’évanouissement, lorsqu’il affirmait devoir « passer sous silence » l’évocation de Wittgenstein, Lukács et Milena à Vienne en 1918, mais en parlait malgré tout), il faut distinguer les intentions affichées par Semprun, en position de narrateur/auteur, dans le texte, et la réalité de ce que le texte accomplit. Le jeu du roman ajoute une dimension à l’exploration des principes esthétiques mis en œuvre par Semprun, requiert une prise de distance envers les affirmations explicites proposées par le texte, qui doivent être comprises au sein d’un parcours de lecture, parfois au prix de l’inversion et de l’antiphrase.

Il convient également de préciser que ces principes esthétiques ne sont pas nécessairement stables, peuvent évoluer d’un livre à un autre. Mon propos, sans ignorer cette dimension évolutive, est de souligner la cohérence, les constantes de l’esthétique narrative de Semprun. En m’attachant à relier les principaux moments où les récits s’expriment sur leur propre construction, j’escompte donner une vision d’ensemble mais... pas nécessairement dans l’ordre chronologique.

Il faut donc inclure l’éloge de la chronologie qui ouvre le chapitre « Trois » dans la dualité qu’expriment les deux sens du mot « artifice » (QBD129).

Artifice en tant que « moyen habile et ingénieux » désigne, premièrement, l’ordre chronologique tel que le décrit Semprun : abstrait, conventionnel, à l’opposé du réalisme qu’il suggère communément. De ce point de vue, le second sens du mot « artifice », « composition pyrotechnique destinée à brûler plus ou moins rapidement », fait référence à la dilution de la chronologie, à son éclatement tel que le texte le réalise (dans ce chapitre, et dans l’ensemble du livre). La structure chronologique serait au commencement, premier principe organisateur qui s’annule par ce qu’il rend possible, comme le bourgeon hégélien, comme les ingrédients d’un mélange explosif et coloré : disparaissant dans l’éclatement qui lui donne tout son sens.

Mais l’inscription de ce passage dans un niveau narratif (« neuf heures du matin, ce dimanche de décembre 1944 ») qui est destiné à se dissoudre dans le désordre du chapitre, suggère également l’inverse de son propos explicite. Le « moyen habile et ingénieux » peut également désigner l’usage du désordre (voire, bien entendu, l’inclusion d’un semblant d’ordre, d’un éloge ironique de l’ordre au sein du désordre) qui, malgré ce que Semprun affirme (ou joue à affirmer, ou peut-être les deux) ici, n’est pas moins artificiel, pas moins le signe d’une emprise divine, que l’ordre chronologique. Dans ce cas, le « feu d’artifice » représenterait la disparition, dans des éclairs flamboyants, du désordre lui-même, c’est-à-dire, au-delà ou en deçà du désordre, la persistance d’un récit chronologique.

C’est que la structure chronologique, dans Quel beau dimanche, la succession des heures, se déroule à l’intérieur du camp, au présent, tandis que le désordre est « avant, ou après, ou autour ». Le récit ordonné, s’il est minoritaire en quantité, n’en est donc pas pour autant secondaire, et l’on peut concevoir l’ensemble du désordre narratif comme un moyen de rendre ces quelques pages de « figuration au présent » possibles. Alors, l’éclatement du feu d’artifice serait destiné à se consumer pour laisser voir, pour éclairer peut-être le présent interdit. Ou proviendrait de ce présent comme d’une poudre explosive les feux colorés, rendrait visible et même regardable ce présent qui sans cela ne serait qu’une poudre grise, qu’une cendre ?

La métaphore a ses limites. Qu’il me suffise d’avoir suggéré l’interminable mobilité de ses termes, laquelle implique :

Notes
39.

Voir pour cette discussion QBD433.

40.

L’ouvrage débute par un chapitre « Zéro » : nous lisons donc en fait le chapitre 4, intitulé « Trois ».

41.

Pour de vrai, cette fois-ci, et toute blague barthésienne à part.