« [...] parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage »

Mais l’usage de l’artifice ne vise pas uniquement à l’élaboration d’une forme en tant qu’objet, en tant que construction d’un dire de l’expérience historique. Il s’agit également de transmettre, c’est-à-dire de raconter, d’expliquer – de la forme en tant qu’acte42. « L’artifice d’un récit maîtrisé », s’il est nécessaire du point de vue de l’écrivain confronté à « un récit illimité », ainsi qu’à la possibilité que ce récit sans fin n’entraîne, ne s’achève par la fin de l’auteur, est indissociable de l’intention communicative, du projet de « transmettre partiellement la vérité du témoignage » (EV26)

Le contrepoint du « On peut toujours tout dire. » qui définit la toute-puissance du langage comme moyen d’expression, la toute-puissance affirmée de l’écrivain – qui répondait à : « Mais peut-on raconter ? Le pourra-t-on ? » (EV25) – est une nouvelle question : « Mais peut-on tout entendre, tout imaginer ? Le pourra-t-on ? » (EV26) Entre le dire de l’écrivain, mise en langage de l’expérience, du vécu, de l’imaginaire qui pour être effectuée ne requiert pas la présence d’autrui ; et le raconter qui était l’objet de la question initiale, qui est l’objet du récit à partir du moment où il y a une intention de témoignage, de transmission de l’expérience, de ce que celle-ci signifie ; se situe, doit être pris en compte, l’acte d’entendre, d’imaginer, la possibilité de la réception du récit.

« En auront-ils la patience, la passion, la compassion, la rigueur nécessaires ? » (EV26) se demande Semprun au terme de l’aparté théorique qui nous occupe depuis le début de ce chapitre, se demande en même temps le narrateur qui ancrait son questionnement dans la réalité immédiate du camp, « le 12 avril 1945, le lendemain de la libération de Buchenwald » (EV25), se demande en même temps le personnage qui fait face, pour la première fois, à « des hommes d’avant, du dehors – venus de la vie » (EV26-27).

« L’artifice d’un récit maîtrisé » ne prend tout son sens qu’en fonction d’un acte de transmission, de communication, acte qui dépend des deux parties en présence. Transmission partielle, nécessairement, le « récit illimité » ne se laissant réduire par aucun artifice, mais transmission également d’une « vérité du témoignage » : malgré les limites, malgré la nécessité de compter sur les qualités du lecteur (« la patience, la passion, la compassion, la rigueur nécessaires »), demeure toujours, absolue, l’idée d’une vérité transmissible, d’une possibilité du récit, d’un succès du témoignage.

« Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage. » Principe esthétique capital, qui allie la forme du récit à son intention pragmatique, la nécessité pour l’auteur de maîtriser son récit aux conditions d’une transmission vraie, la notion d’artifice à la quête de vérité, le jeu du récit à la gravité du témoignage. Principe qui fait de la forme l’enjeu d’un raconter autant que d’un dire, qui ne limite pas la forme à l’articulation statique du récit – cette articulation fût-elle un instrument de maîtrise, un outil de survie – mais étend au contraire son importance à la possibilité du témoignage conçu en tant que relation dynamique, problématique, au lecteur.

Notes
42.

Dans un rapport spécifique au pacte autobiographique, voir Anderson, Connie, "Artifice and Autobiographical Pact in Semprun's L'écriture ou la vie", Neophilologus, 90, 4, 2006, pp. 555-573.