4) Au-delà d’une forme narrative : témoignage et création

« je ne reconnaissais rien, je ne m’y retrouvais pas »

L’exemple des mauvais récits, ou jugés tels par Semprun, éclaire les circonstances où naît son projet d’écriture, la conception de la forme qui convient à ce projet, qui le rend possible, réalisable. En particulier, les récits oraux d’un ancien déporté à Mauthausen (nommé « Manolo Azaustre » dans Autobiographie de Federico Sánchez, désigné de manière plus formelle et plus anonyme comme « Manuel A. »43 dans L’écriture ou la vie) précèdent et peut-être provoquent l’écriture du Grand voyage. Deux caractéristiques de ces récits leur confèrent toute leur importance dans la genèse du premier livre de Semprun.

D’abord, la situation concrète où ils se déroulent : à Madrid, en 1960, Manolo et sa femme Maria, militants communistes, tiennent un appartement à la disposition des dirigeants clandestins du PCE. En cette qualité, Semprun y séjourne pendant deux ans, sans leur révéler son identité :

‘Nous étions dans la salle à manger de ce logement, au cinq de la rue Concepción Bahamonde. [...] Manolo Azaustre me racontait Mauthausen. Il le faisait longuement, avec prolixité, perdant à maintes reprises le fil principal de son récit. Bien sûr, il ignorait que j’avais moi-même été déporté à Buchenwald. Moins les camarades en savaient sur la vie d’un des leurs, mieux c’était. Il fallait toujours réfléchir aux conséquences que pouvaient avoir, en cas de chute, les confidences faites à un camarade un jour de parlote. Non qu’il y ait rien d’agréable à devoir sans cesse contrôler ce qu’il faut dire et ne pas dire aux camarades avec qui l’on travaille et cohabite. Mais c’est ainsi. Et quand Manolo Azaustre me racontait Mauthausen, je l’écoutais donc sans l’interrompre. Il ignorait que j’avais été à Buchenwald, que je savais plus ou moins de quoi il retournait. [...]
Et ce furent en fin de compte ses récits, pour confus et trop prolixes qu’ils me parussent parfois, qui réveillèrent dans ma mémoire assoupie toute cette époque de Buchenwald. (AFS218-219)’

Les circonstances de l’activité politique clandestine imposent à Semprun de passer sous silence sa propre expérience de la déportation. Après avoir décidé, des années durant, de taire et d’oublier volontairement cette expérience, pour survivre, dans l’échec de l’écriture évoqué avec Claude-Edmonde Magny, il est à présent contraint au silence. Contraint d’écouter, d’abord, des récits qu’il serait malvenu (et révélateur) d’interrompre, de refuser. Contraint également d’écouter ces récits de manière entièrement passive, comme s’il ne savait pas « plus ou moins de quoi il retournait » : forcé d’adopter le rôle de l’auditeur étranger à l’expérience, d’être provisoirement, le temps du récit, l’autre de sa propre expérience, l’autre imaginaire de son propre récit. Contraint enfin de laisser les récits se dérouler selon le « fil » choisi par Manolo Azaustre, c’est-à-dire de laisser les récits perdre ce fil « à maintes reprises », devenir « confus et trop prolixes » : forcé de constater l’inefficacité du récit, d’être longuement témoin de l’inadéquation de ce témoignage à l’expérience telle qu’il l’a lui-même vécue.

Ces contraintes expliquent probablement l’importance des récits de Manolo : ils forcent Semprun à revivre l’expérience à travers les mots d’un autre, à constater voire à se heurter aux questions formelles d’une représentation adaptée ou non à l’auditeur extérieur, ignorant la réalité de cette expérience – entraînent brusquement le retour à l’écriture, sous une forme immédiatement déterminée. « De fait, » nous dit-il, « le livre s’imposa à moi avec une structure temporelle et narrative déjà complètement élaborée : sans doute, pensé-je aujourd’hui, élaborée inconsciemment au fil des longues heures passées à écouter les récits décousus et répétitifs de Manolo Azaustre sur Mauthausen. » (AFS223-224)

Naturellement, il est impossible pour le lecteur de juger de l’exactitude factuelle de ces circonstances préalables à l’écriture. Il faudrait, pour plus de sûreté, dire « le narrateur » plutôt que « Semprun ». Mais ces moments sont présentés – à l’intérieur du récit plus large de l’Autobiographie de Federico Sánchez, récit qui présente comme nous allons le voir autant d’ambiguïté formelle et référentielle que possible – comme liés à la réalité de l’écriture du Grand voyage, à la réalité de l’existence de l’auteur Jorge Semprun. On peut donc, d’un point de vue esthétique, examiner d’abord ce que ces scènes veulent dire, puis voir comment ce qu’elles veulent dire s’accorde à une observation plus large de l’écriture de Semprun.

De ce point de vue, si l’évocation des récits de Manolo Azaustre dans Autobiographie de Federico Sánchez seconclut par la naissance du Grand voyage, déjà tout armé de sa « structure temporelle et narrative », la répétition ou le ressassement de cette évocation dans L’écriture ou la vie se concentre sur un aspect des récits de Manuel A. qui n’est pas intrinsèquement lié à la situation concrète de l’élocution, mais davantage aux compétences narratives du locuteur – aspect qui concerne l’imperfection formelle de ces récits.

‘Mais je ne reconnaissais rien, je ne m’y retrouvais pas.
Certes, entre Buchenwald et Mauthausen il y avait eu des différences [...] L’essentiel du système, pourtant, était identique. [...] Je ne m’y retrouvais pourtant pas, dans les récit de Manuel A.
C’était désordonné, confus, trop prolixe, ça s’embourbait dans les détails, il n’y avait aucune vision d’ensemble, tout était placé sous le même éclairage. C’était un témoignage à l’état brut, en somme : des images en vrac. Un déballage de faits, d’impressions, de commentaires oiseux.
Je rongeais mon frein, ne pouvant intervenir pour lui poser des questions, l’obliger à mettre de l’ordre et du sens dans le non-sens désordonné de son flot de paroles. Sa sincérité indiscutable n’était plus que de la rhétorique, sa véracité même n’était plus vraisemblable. (EV309-310)’

Cette nouvelle description des récits de Manuel A. présente leurs défauts de manière plus détaillée, sous l’étiquette générale de « témoignage à l’état brut ». « Détails », « faits », « impressions », « commentaires » se succèdent sous une forme désordonnée qui correspond à un « en vrac » davantage qu’à un désordre « maîtrisé » – qui, au lieu de donner au récit une « vision d’ensemble », un relief au moyen d’une diversité d’ « éclairage », porte atteinte au « vraisemblable ». En conséquence, étant mis en position de lecteur, dans l’impossibilité d’ « intervenir pour [...] poser des questions », Semprun ne s’y retrouve pas : expression qu’il faut considérer à la fois sous sa forme figée, se perdre dans un désordre déconcertant, et sous sa forme littérale et personnelle, ne pas être transporté de nouveau dans cette expérience, ne pas se rejoindre soi-même dans la mémoire de cette expérience.

Cette insistance sur la forme inadéquate des récits de Manuel A. dessine, en négatif, l’origine des principes esthétiques de Semprun : la nécessité d’une forme, d’une structure narrative, pour éviter de se perdre, de perdre le lecteur, de perdre « sincérité » et « véracité », par manque d’ « ordre »44 et de « sens », dans les méandres de la « rhétorique » et de l’invraisemblable.

Notes
43.

On remarquera que Manuel est le prénom du narrateur de L’évanouissement.

44.

Le désordre pouvant être une forme d’ordre, on l’aura compris, à condition que ce désordre ait un sens. L’ordre chronologique pouvant se révéler trop désordonné pour cette expérience, aussi.