« pas la forme d’un récit possible, mais sa substance »

Principes qui correspondent au refus du « témoignage à l’état brut » :

‘Car je ne veux pas d’un simple témoignage. D’emblée, je veux éviter, m’éviter, l’énumération des souffrances et des horreurs. D’autres s’y essaieront, de toute façon... D’un autre côté, je suis incapable, aujourd’hui45, d’imaginer une structure romanesque, à la troisième personne. Je ne souhaite même pas m’engager dans cette voie. Il me faut donc un « je » de la narration, nourri de mon expérience mais la dépassant, capable d’y insérer de l’imaginaire, de la fiction... Une fiction qui serait aussi éclairante que la vérité, certes. Qui aiderait la réalité à paraître réelle, la vérité à être vraisemblable. (EV217)’

« Eviter, m’éviter, l’énumération des souffrances », c’est, à la fois pour se protéger soi-même et pour éviter de perdre le lecteur (pour lui permettre de s’y retrouver, en termes d’orientation mais aussi d’identification, le lecteur ne pouvant se projeter dans une liste d’horreurs, ne pouvant les comprendre s’il ne lui est pas offert d’autre voie d’accès), refuser une esthétique du « simple témoignage », une intention purement représentative46.

Mais « une structure romanesque, à la troisième personne » est impossible, n’est pas souhaitée. Il s’agit malgré tout d’écrire dans l’espace de l’expérience personnelle, de produire une forme de témoignage. C’est seulement de manière limitée, pour « [aider] la vérité à paraître réelle », c’est-à-dire pour « transmettre partiellement la vérité du témoignage » (je souligne dans les deux cas la dimension communicative, l’attention portée au lecteur), qu’il faut savoir « insérer » dans cette expérience « de l’imaginaire, de la fiction ».

Semprun esquisse ainsi un espace littéraire à l’entre-deux du romanesque et du témoignage, en définissant la nécessité de cet espace intermédiaire par la recherche du « vraisemblable », par la capacité de la fiction à être « éclairante » – deux termes qui soulignent l’importance de l’effet produit par le récit, l’importance de prendre en compte les circonstances de sa réception.

Cette préoccupation pour le paraître, pour l’apparence, fait écho à : « Mais peut-on tout entendre, tout imaginer ? » (EV26). Si la nature exceptionnelle de l’expérience des camps entraîne un enjeu personnel qui concerne la forme du récit et sa maîtrise, le dire en tant que tel, elle détermine également une difficulté à « entendre » de la part du lecteur et en conséquence une mise en question du raconter, de l’expliquer (lesquels impliquent une dimension communicative qui n’est pas nécessaire dans le dire conçu comme acte d’expression individuel, d’écriture solitaire). La nature de cette expérience détermine également la possibilité de la réception du récit.

‘Pourtant, un doute me vient sur la possibilité de raconter. Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne concerne pas la forme d’un récit possible, mais sa substance. (EV25)’

Une expérience vécue « invivable », au-delà de l’aspect individuel du point de vue du survivant, de l’écrivain, implique également la possibilité d’un récit invivable – que le lecteur ne puisse pas vivre à la manière d’un récit romanesque, auquel il demeure extérieur, comme on le reste devant une « énumération de souffrances », devant la mort d’autrui si rien ne vient nous donner les moyens de sentir avec (sympathie pour autrui qui est centrale à l’illusion romanesque, dans l’expérience de la lecture). Un récit invivable qui ne serait donc pas témoignage, qui ne ferait pas comprendre, par défaut d’avoir su faire sentir, même partiellement, la nature de cette expérience – qui ne serait pas témoignage en dépit et sans doute à cause de l’intention la plus sincère de représenter directement l’expérience personnelle.

Dans cette perspective, pour éviter cet écueil, ce n’est pas la forme du récit qui est en cause, mais sa « substance ». Terme ambigu, qui à ma connaissance n’est pas repris ailleurs et laisse donc libre cours à l’hypothèse. On pourrait penser à l’opposition classique entre forme et contenu, mais la relation, qui nous a guidés jusqu’ici, entre le désordre narratif et la capacité à dire l’expérience du camp, contredit directement une telle distinction. Cette notion de « substance » se rapproche de préoccupations narratives telles l’introduction d’ « un ‘je’ de la narration, nourri de mon expérience mais la dépassant » – c’est-à-dire d’un « je » qui inclue tous les jeux du personnage je, du narrateur, de l’auteur explicite – et l’insertion de « l’imaginaire », de « la fiction » dans un récit à vocation testimoniale, au bout du compte représentative. Mais ces deux dimensions du récit dépassent l’objet de ce chapitre47 qui, en revanche, est directement concerné par la négation qui précède l’introduction du terme « substance ». L’essentiel, à ce stade, est cette négation d’une notion de « forme » qui ne serait qu’une structure formelle séparée de son contenu, de sa « substance ». Comment peut-on penser cette négation en termes positifs ?

Notes
45.

Cet « aujourd’hui » correspond, dans le contexte où se situe ce passage – la conversation avec Claude-Edmonde Magny évoquée précédemment – à l’été 1945. Plus tard (dans L’évanouissement, 1967, ou dans Quel beau dimanche, 1980), Semprun devient capable d’utiliser la troisième personne, mais ne le fait pas dans L’écriture ou la vie (1994) : « aujourd’hui » pourrait donc être compris également comme le temps de l’écriture de ce dernier ouvrage. Plus généralement, lorsqu’il y a troisième personne en relation au présent du camp (dans la deuxième partie du Grand voyage, par exemple), c’est toujours en fonction d’un « je » qui a prééminence.

46.

J’insiste sur intention car il ne s’agit pas de dire qu’un témoignage purement représentatif est possible (et serait moins complexe, en concordance directe et simple avec la réalité ?), mais qu’avoir l’intention d’en écrire un existe.

47.

Et seront étudiées plus loin, la fiction en particulier au chapitre II, le « je » aux chapitres III et IV.