« Non pas son articulation, mais sa densité »

‘Autre chose qui ne concerne pas la forme d’un récit possible, mais sa substance. Non pas son articulation, mais sa densité. (EV25)’

Le terme « densité », tout aussi mystérieux à première vue, est quant à lui éclairé par un passage de l’Autobiographie de Federico Sánchez – éclairé comme par un feu d’artifice, des couleurs diverses alternant et se superposant à une vitesse stroboscopique, lueurs qu’il faut donc filtrer quelque peu, au ralenti.

Le livre commence par ces mots : « La Pasionaria a demandé la parole. » (AFS9). C’est une réunion politique, la Pasionaria48 va parler. Le personnage principal à la deuxième personne du singulier, « tu », donc, la regarde. Au bout d’une demi-page, la Pasionaria n’a pas encore commencé à parler (et disons tout de suite qu’elle ne parlera pas avant le dernier chapitre, la dernière page du livre, que l’ensemble du récit se situe dans ce moment d’attente, alors qu’elle va parler), et l’alter-ego du « tu », un « je », en profite pour se souvenir d’une autre intervention publique de la Pasionaria : « elle avait également préparé son intervention par écrit, souviens-toi

(et comment que je m’en souviens, penses-tu à présent en rédigeant ces Mémoires, bien des années plus tard, en 1976, je m’en souviens même très bien » (AFS9) La transition d’un pronom personnel à l’autre (pas encore d’une voix à une autre, le rapport des deux entités en présence ne se précisera que plus tard) s’accompagne d’une définition générique du texte dont nous sommes encore à la première page : si le titre annonçait une Autobiographie (fût-elle l’autobiographie d’une personne dont le nom – Federico Sánchez – n’est pas celui de l’auteur – Jorge Semprun), voici le lecteur redirigé, ce sont en fait des Mémoires que nous commençons à lire.

Après une page de ce souvenir pris en charge par le « je », la parenthèse se referme, la narration revient au « tu » pour quelques courts paragraphes au cours desquels, encore, la Pasionaria s’apprête à parler.Puis, trois lignes sont laissées vierges49, avant l’introduction d’un point de vue méta-narratif :

‘Si tu te trouvais là dans un roman, si tu étais un personnage de roman, tu te rappellerais sans coup férir, cependant que tu la regardes, d’autres rencontres avec Dolores Ibárruri. (AFS11)’

Les phrases qui vont suivre sont-elles donc à inclure dans cette hypothèse, niée par la double définition générique qui précède – autobiographie, ou mémoires peut-être, mais pas roman ?

‘Dans les roman habilement construits, les illuminations de la mémoire tombent toujours à pic, ça fait toujours beaucoup d’effet. Elles permettent en outre de conférer au récit une densité qu’on n’atteint pas avec un développement narratif purement linéaire. Si tu te trouvais là dans un roman, au lieu de te retrouver dans une réunion du comité exécutif du parti communiste, tu te remémorerais sur-le-champ ta première rencontre avec la Pasionaria. Rien de plus logique : dans les moments décisifs, la mémoire remonte toujours aux origines, y compris les plus reculées, de l’instant vécu dans lequel on se trouve plongé. Du moins est-ce ainsi que cela se passe dans les romans astucieusement échafaudés, de bonne constitution. (AFS11)’

Le lecteur familier avec l’humour de Semprun, son goût de l’antiphrase, aura deviné que ce passage est immédiatement suivi du récit de la première rencontre avec la Pasionaria – confirmant donc qu’il s’agit bien également d’un roman, qu’il s’agit autant d’une autobiographie que de mémoires que d’un roman – première rencontre qui est elle-même suivie d’autres scènes liées les unes aux autres par d’apparents souvenirs, ou d’autres liens logiques, jusqu’à ce qu’à la fin du chapitre, pour retourner au premier niveau narratif – la Pasionaria s’apprêtant toujours à prendre la parole – le narrateur nous rassure : « La Pasionaria a demandé la parole et (je ne me trouve pas)

[saut de trois lignes]

tu ne te trouves pas ici dans un roman. Tu te trouves non loin de Prague [...] » (AFS29) La définition générique du texte comme roman n’était donc qu’un moment d’égarement passager, à présent rectifié – on revient à la réalité, « non loin de Prague », à cette réunion du comité exécutif du parti communiste –, n’était qu’un artifice pour permettre l’introduction d’autres moments qui servent de contexte à cette réunion. Mais ces égarements ou divagations ont occupé l’essentiel du chapitre (dix-huit pages sur vingt-deux), et la Pasionaria n’a toujours pas dit un mot : est-ce alors la négation du texte comme roman qui est un artifice narratif, un moyen d’ancrer l’ensemble du récit dans le présent immobile de la réunion, où rien ne va se passer avant la page trois cent douze ?

Je limiterai pour l’instant50 mon commentaire à une observation : il semble bien s’agir d’un texte « astucieusement échafaudé ». Que cette « bonne constitution » représente la composante romanesque d’un livre polymorphe, qui joue avec les définitions de plusieurs genres littéraires, s’en libère, les additionne dans un projet plus large, autre, multiple, est une discussion qui demanderait une lecture plus complète, et qu’il ne s’agit ici que d’esquisser afin d’extraire du passage en question une perception de ce que Semprun entend par « densité ».

Ce passage souligne, non sans humour, l’aspect artificiel du souvenir dans la narration : « les illuminations de la mémoire tombent toujours à pic, ça fait toujours beaucoup d’effet ». S’il y a une brève justification « logique » du mouvement de la mémoire, c’est pour immédiatement rappeler qu’il s’agit d’une astuce, d’un procédé romanesque.L’usage ambigu de la définition générique du texte comme roman, qui sert de transition méta-narrative entre des épisodes divers, montre ainsi qu’il existe d’autres manières de passer d’un univers narratif à un autre : faire semblant de se souvenir spontanément n’est qu’un procédé parmi d’autres dans l’arsenal de l’écrivain astucieux51.

La mémoire du personnage ou du narrateur est l’alibi de l’auteur : pour sortir de la linéarité, « conférer au récit une densité » supérieure. Que peut-on entendre par « densité » ? Qu’apporte la non-linéarité de la narration dans ce chapitre ? Une ubiquité spatio-temporelle (je veux dire le passage rapide et agile d’un univers à l’autre, la multiplication des cadres de référence ou repères vectoriels), un délié de la narration qui s’affranchit des normes du récit linéaire, situe la continuité du récit ailleurs que dans la succession des événements racontés, dans un mouvement intellectuel, réflexif, structuré par une intention discursive ancrée dans l’illusion romanesque mais qui tire son dynamisme du fait « d’y penser, et de s’y mettre » (EV26) – c’est-à-dire d’une pensée à la première personne, qui affirme son arbitraire pour mieux paraître inévitable.

C’est peut-être la mémoire du lecteur qui est ici la plus importante : la manière dont le lecteur garde en mémoire les épisodes que la narration laisse en suspens, permettant aux scènes de se surajouter les unes aux autres, d’acquérir ainsi des éclairages variables, une mise en valeur de leurs divers faisceaux de signification, dans les rapports qui s’établissent entre elles. Comme Semprun l’évoque dans Quel beau dimanche :

‘Il est souvent difficile, parfois même impossible de dater d’une façon précise le commencement réel d’une histoire, d’une série ou suite d’événements dont les rapports mutuels, les influences réciproques, les liens obscurs, s’ils apparaissent à première vue contingents, invraisemblables même, s’avèrent par la suite fortement structurés, pour atteindre finalement à un tel degré de cohérence déterminée qu’ils en acquièrent le rayonnement, quelque illusoire qu’il soit, de l’évidence. (QBD23)’

Remarque qui désigne à la fois le travail de l’écrivain face à son matériau (l’expérience, le souvenir de l’expérience) et la perception qu’acquiert le lecteur de cette expérience dite, dans un double mouvement évolutif et parallèle qui fait des « rapports mutuels », des « influences réciproques », des « liens obscurs », davantage que de la succession de la « série ou suite d’événements »52, les supports de la cohérence narrative. Ces liens peuvent paraître arbitraires – comme en effet les changements abrupts de niveau narratif, d’abord, déconcertent le lecteur – mais « par la suite », à mesure que le récit progresse et que le lecteur perçoit la nature de certains de ces liens, pour en découvrir de nouveaux et continuer de progresser dans sa lecture, à mi-chemin entre compréhension intellectuelle et illusion romanesque, ils révèlent toute leur « cohérence déterminée ». Que « l’évidence » qui en découle soit « illusoire » rappelle qu’il s’agit d’une œuvre de pensée, subjective, d’une œuvre d’art, joueuse, d’un artifice, « essentiel à la vérité du témoignage ».

Avant d’examiner la relation entre cette esthétique narrative et les enjeux du témoignage, résumons-nous : l’opposition entre « articulation » et « densité » définit la forme narrative désordonnée non comme une simple articulation temporelle du récit, encore moins comme un mouvement spontané de la mémoire, mais comme l’élaboration d’un espace de lecture défini par les rapports des événements entre eux, selon des termes abstraits (atemporels), ainsi que par le rapport du lecteur qui les déchiffre à l’activité ordonnante de l’auteur. Cette opposition fait de la forme narrative davantage qu’une structure statique : l’esthétique fondatrice d’un mode d’expression littéraire au croisement du récit et du discours, du roman et de l’essai, du dire, du raconter et de l’expliquer 53 .

Notes
48.

Dolores Ibárruri, dite « La Pasionaria », 1895-1989, charismatique secrétaire générale du Parti Communiste Espagnol de 1944 à 1960, puis « Présidente » du même parti jusqu’à sa mort. Pour une étude d’Autobiographie de Federico Sánchez dans son contexte national et politique, voir Herrmann, Gina, Written in Red: The Communist Memoir in Spain, Chicago, University of Illinois Press, 2010.

49.

Dans la traduction française. L’original espagnol ne présentait pas cette séparation (ni d’autres équivalentes dans la suite du texte) : peut-on supposer que ce n’est pas une liberté des traducteurs, mais une révision mineure ajoutée par Semprun au moment de la publication en Français, pour faciliter la lisibilité des transitions les plus abruptes ?

50.

Ce passage sera relu au chapitre IV.

51.

Il faudrait de ce point de vue reconsidérer les discours critiques qui fondent leur lecture de Semprun sur une conception de la mémoire, sur une lecture du texte désordonné comme mémoire en action. Ainsi, lorsque François-Jean Authier (par exemple, dans « Le texte qu’il faut... Réécriture et métatexte dans Le mort qu’il faut de Jorge Semprun », in Travaux et Recherches de l’UMLV : Autour de Jorge Semprun : Mémoire, Engagement et Ecriture, Université de Marne-la-Vallée, Mai 2003) parle de « giration spiroïdale de la réminiscence », je ne vois ni giration, ni spirale, à peine une réminiscence feinte – qui révèle au contraire une intention discursive déterminée.

52.

On pourrait penser à la série musicale, théorie à la mode au moment des débuts littéraires de Semprun, dans laquelle la succession des notes est régie par une logique structurale étrangère à la tonalité et d’ordre supérieur à leurs rapports immédiats, comme dans le récit les événements.Par analogie, récurrence et renversement dans la musique sérielle pourraient rappeler répétition et ressassement dans le récit non linéaire. On pourrait également penser, toujours en musique, à la suite, forme d’origine baroque où une succession prédéterminée de danses (puis une succession moins prédéterminée de pièces dans ses renouvellements modernes) possédant chacune son caractère propre (en termes de rythme, de tempo et de contrepoint) est liée par une cohérence harmonique ou thématique d’échelle supérieure.

53.

La définition de cette esthétique n’est pas sans influence sur l’ensemble des attitudes critiques face aux textes de Semprun. Lire à ce croisement, dans l’expérience de lecture particulière qui correspond à cette ambiguïté générique, à cette « densité » du « récit maîtrisé », demande une remise en question épistémologique : où situe-t-on le commentaire critique, lorsque le texte lui-même s’attache à échapper aux catégorisations d’usage, anticipe l’analyse et rend à dessein ses termes fuyants ? Dans ce jeu, dans cette fuite, dans le mouvement de la lecture ?