« faire [du] témoignage un objet artistique, un espace de création »

‘[...] mais sa substance. Non pas son articulation, mais sa densité. Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de recréation. Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage. (EV25-26)’

« Faire du témoignage un objet artistique, un espace de création », c’est fonder une esthétique sur des enjeux moraux – enjeux de survie, de représentation, de transmission d’une expérience invivable.

Une double opposition entre ordre et désordre, entre dicible et indicible, définit d’abord l’espace du dire comme nécessairement désordonné : pour survivre à l’acte d’écriture, en imposant une maîtrise momentanée, toujours à renouveler, à l’infini du récit illimité ; pour échapper à l’interdit de la figuration au présent, fût-ce par une représentation indirecte, implicite. L’enjeu est à ce stade principalement personnel : il s’agit d’arriver à exprimer, à mettre en forme, sur le papier, une expérience qui hante – d’y parvenir sans sacrifier à cette tâche sa propre survie.

Raconter et expliquer, en revanche, s’inscrivent dans la relation à l’autre, au lecteur : il s’agit de transmettre « la vérité de cette expérience », c’est-à-dire, dans la mesure du possible, l’expérience vécue, la signification de cette expérience, une perception, médiatisée par le récit, de cette expérience. Cette intention de transmettre confère à la forme narrative désordonnée un enjeu qui dépasse l’aspect formel de la forme, qui ne concerne pas qu’une structure mais la possibilité d’un mode de communication littéraire où raconter et expliquer sont indissociables : où le désordre du récit s’articule (se densifie, si l’on veut) autour de ces deux pôles constamment échangés, mouvants, parfois contradictoires et qui définissent une expérience du récit, de lecture, au-delà des jeux formels de leurs mouvements. Cela permet de faire vivre au lecteur l’invivable, ou du moins de faire vivre la difficulté à revivre l’invivable, les contorsions que cette présence persistante de la mort impose à l’esprit et que l’écriture transforme en agilité.Le « récit maîtrisé » exprime l’enjeu et le fonctionnement de sa propre maîtrise – la présence même des commentaires esthétiques méta-narratifs qui sont l’essentiel des citations de ce chapitre relèvent de cette expression.

Le problème du dire rejoint cette relation à l’autre dans la mesure où le récit est doublement déterminé : gouverné par la tension entre l’enjeu personnel de la survie au sein du dire et les enjeux de transmission du témoignage, qui requièrent la prise en compte du point de vue du lecteur. « Faire du témoignage un objet artistique, un espace de création », c’est aussi parvenir à jouer de cette tension, parvenir à préserver la vie au sein d’un récit de mort, doublement : survie individuelle, d’une part, mais aussi vie intellectuelle, énergie insatiable de connaissance, de compréhension de l’humain jusqu’en ses moments les plus tragiques, énergie qui se communique au lecteur. Ou comment l’écriture ou la vie (alternative) devient l’écriture ou la vie (équivalence).