Chapitre II : Esthétique et idéologie de l’invention romanesque

Ces premières analyses ont montré en particulier la dimension performative des textes de Semprun, qui appelle une attitude critique spécifique : on n’approche pas un acte comme on approche un objet, une forme en mouvement comme une forme statique. Le récit de Semprun ne s’offre pas au regard comme une structure fermée, autonome, qu’il appartiendrait au critique d’inscrire dans un contexte historique ou culturel, de mettre en relation active avec d’autres objets intellectuels ou objets du monde. Le récit est lui-même l’élaboration d’une relation critique, à travers la lecture il vise à inscrire le lecteur et à s’inscrire, déjà, de lui-même, dans un mouvement de pensée, d’appréhension questionnante, auto-questionnée, de ce que signifie être récit, lire un récit. Prendre en compte cette réflexivité est le seul moyen d’éviter la paraphrase qui proviendrait des attitudes critiques établies, anticipées par le récit : ce qui demande une mobilité du regard, une approche pragmatique de l’acte de lecture, une mise en situation toujours renouvelée, mouvante, en partie subjective, qui permette de sentir le texte comme acte.

Dans ce contexte, le lecteur prend conscience de l’intention performative de l’auteur : sachant que l’artifice romanesque est essentiel à cette intention, le lecteur du témoignage en particulier s’interroge nécessairement sur la structure référentielle du récit, sur son rapport factuel à la réalité de l’expérience vécue. S’il est naturel que la reconstruction narrative du passé reformule les événements en fonction du présent, dans quelle mesure et à quelles conditions des éléments de l’intrigue peuvent-ils être délibérément inventés ? Quels types de motivations peuvent régir cette invention ?