1) Paludes et Semprun : petite apologie de l’invention romanesque

« rend[re] excellemment l’impression de notre voyage »

On sait Semprun ardent lecteur de Paludes : d’après Adieu, vive clarté..., il découvrit Paludes au printemps 1939 et ce livre, nous dit-il, a « laissé dans ma mémoire une trace indélébile » (AVC128)54. La mise en scène, dans Paludes, d’un récit de voyage ajoute aux réflexions esthétiques de Semprun étudiées jusqu’ici un intertexte significatif :

‘Du haut des pins, lentement descendues, une à une, en file brune, l’on voyait les chenilles processionnaires – qu’au bas des pins, longuement attendues, boulottaient les gros calosomes.
« Je n’ai pas vu les calosomes ! dit Angèle (car je lui montrai cette phrase).
- Moi non plus, chère Angèle, – ni les chenilles. – Du reste, ça n’est pas la saison ; mais cette phrase, n’est-il pas vrai – rend excellemment l’impression de notre voyage...55

Le narrateur de Paludes, dans un court chapitre,raconte « le petit voyage » (121) qu’il fait avec Angèle. Il précise dès le début : « Ne noter du voyage rien que les moments poétiques » (123), et en effet, du moins dans sa dimension limitante, cette intention est maintenue au cours des trois pages elliptiques qui composent ce récit. L’on ne sait guère où l’on est, à l’exception d’une gare, d’un chemin et d’un pressoir ; les descriptions ne sont reliées à rien (« Chemin bordé d’aristoloches. », 124); et en fait de voyage il semble ne s’agir que d’une promenade avortée, d’emblée interrompue par la pluie.

Il y a bien une phrase qui, « n’est-il pas vrai – rend excellemment l’impression de notre voyage... », mais c’est en proposant un petit instantané du monde animal qui, le lecteur angélique s’en étonne, est dénué de factualité concrète. Non, il n’y avait ni chenilles, ni coléoptères boulottants, « du reste ça n’est pas la saison ». Quelle est alors la valeur représentative de cette phrase ?

« Du haut des pins, lentement descendues, une à une, en file brune, l’on voyait les chenilles processionnaires » : la lente procession des chenilles est dessinée par de brefs syntagmes entrecoupés de virgules, dont l’effet répétitif est souligné par l’assonance. Mécaniquement, inexorablement, les chenilles descendent vers leur mort sans le savoir : « – qu’au bas des pins, longuement attendues, boulottaient les gros calosomes. » Le parallèle stylistique (« du haut des pins »/ « qu’au bas des pins », « lentement descendues »/ « longuement attendues ») souligne l’aspect inévitable et nécessaire de la relation entre chenilles et calosomes : les unes descendent, les autres attendent et boulottent, éternellement. En fin de phrase, le décrochement lexical, du familier « boulotter » au savant « calosomes », crée un effet de chute et teinte d’humour cette relation tragique.

Les deux éléments inventés, chenilles et calosomes, représentent le voyage plein d’humour et d’ennui du narrateur avec Angèle : voyage longuement envisagé et piteusement raté, qui résume lui-même leur vie absurde, morne procession vers le néant. Le symbole et le style s’unissent pour proposer une image frappante, d’une tristesse comique – et d’une densité qui justifie en effet sa capacité à résumer, à condenser, à « rendre excellemment l’impression de notre voyage » en une seule phrase. Qu’importe, après cela, si chenilles et calosomes n’y étaient pas ! C’est même mieux qu’ils soient inventés : on n’est ainsi pas tenté de les croire importants en eux-mêmes. Le poète aurait pu choisir tout autre chose (à moins que, peut-être, de vraies chenilles et de vrais calosomes, lors d’une récente promenade avec Angèle, l’aient inspiré – et incité à mentir sur la saison ?), ce qui compte est ce qu’il en a fait pour nous dire – eh bien, ici, à moins que la vie du narrateur et d’Angèle ne vous intéresse vraiment, pour nous dire comment, et dans quelle relation à la réalité historique, l’écrivain peut nous dire quelque chose. Pour dire que l’invention d’éléments du récit, véridiques mais dégagés de tout désir de représentation directe, peut, par leur arrangement symbolique et leur traitement stylistique, indiquer ou rendre une impression définie par l’auteur, fondée sur le vécu mais un vécu transformé, synthétisé par la pensée ainsi que par la mise en forme liée à son expression littéraire.

Remarquant la coïncidence qui fait de la phrase en question le récit ou l’évocation d’un voyage, on peut légitimement parler d’intertexte générateur – imaginer Semprun, travaillé par le besoin d’écrire son expérience de la déportation, mais incapable encore de trouver la forme adéquate, frappé par le parallèle : ne s’agit-il pas, pour lui aussi, de « rend[re] excellemment l’impression de notre voyage »56 ? De ce point de vue, l’image gidienne apparaît emplie d’échos pour l’ancien déporté : la longue file brune des chenilles processionnaires indique un déplacement linéaire, similaire à celui des trains dont le mouvement mène, inexorablement, à la mort dans les camps nazis57.

De plus, en proposant par ce biais une apologie de l’invention romanesque, Gide semble offrir à Semprun le moyen de concevoir la forme narrative de ses propres récits, leur mode de référence romanesque à l’expérience vécue. Après avoir établi, dans le chapitre précédent, la nécessité pour Semprun de « faire [du] témoignage un objet artistique, un espace de création » (EV25-26), il faut donc se demander à présent quelle part d’invention (et selon quels termes, quelles règles esthétiques) intervient dans l’écriture de ses récits de témoignage.

Notes
54.

L’œuvre est également citée dans L’Algarabie et La Montagne blanche en particulier, selon divers points de vue qu’il n’est pas essentiel de rappeler ici.Semprun lui a par ailleurs consacré une conférence : « Jorge Semprun parle de Paludes d’André Gide », BNF, Eloges de la lecture, 9, 13/03/1995 (conférence non publiée, enregistrement disponible à la BNF).

55.

André Gide, Paludes, Gallimard, 1920, Folio p. 125.

56.

« Petit voyage » pour Gide, Grand voyage pour Semprun.

57.

On pourra noter que les Allemands, ici représentés par les calosomes, étaient pendant la guerre désignés par les Français sous l’appellation de « doriphores ».