« Hans était un personnage de fiction » : Hans dans L’écriture ou la vie (1994)

On entre ici dans un espace où la critique, par manque de données objectives (les brouillons, s’ils étaient disponibles, pourraient dans une certaine mesure informer la réflexion ; mais dans l’absolu c’est le vécu de l’auteur qui constitue la référence ultime et inaccessible) n’a guère moyen de progresser – où dans le roman le lecteur d’ordinaire s’abandonne, par nécessité, au pouvoir de l’auteur, se réservant de juger l’œuvre dans sa cohérence autonome. En temps normal, on ne sait pas ce qui est inventé, et dans une certaine mesure, peu importe.

Aussi une valeur exceptionnelle s’attache-t-elle à un passage de L’écriture ou la vie (1994) où Semprun déclare avoir inventé un personnage, Hans Freiberg, qui apparaissait d’abord dans Le grand voyage (1963), puis dans L’évanouissement (1967). On ne préjugera pas de la vérité de cette déclaration, qui demeure secondaire et hors d’atteinte. En revanche, la relation que Semprun établit entre ces trois livres, entre les trois apparitions d’un personnage au statut changeant, permet du moins d’approcher la manière dont il conçoit l’invention romanesque – à mesure qu’il la déconstruit pour nous. L’analyse critique demeure donc, encore une fois, interne à l’œuvre, mais la relation qu’elle décrit concerne bien, en termes abstraits, un vécu extérieur et antérieur à l’œuvre et les éléments du récit qui lui correspondent.

Semprun remet en question l’existence de Hans à l’occasion d’une scène déjà racontée dans L’évanouissement, l’histoire d’un « jeune soldat allemand, beau et blond » (EV52), qui chantait La Paloma au bord d’une rivière un jour de septembre, près de Semur-en-Auxois58, et que le narrateur, accompagné d’un ami à l’identité variable, tue d’une balle dans le dos. Dans L’écriture ou la vie, l’ami s’appelle Julien : « Julien était un personnage réel : un jeune Bourguignon qui disait toujours « les patriotes » pour parler des résistants. » (EV53). Auparavant, dans L’évanouissement, l’ami s’appelait Hans :

‘Hans Freiberg, en revanche, était un personnage de fiction. J’avais inventé Hans Freiberg [...] pour avoir un copain juif. J’en avais eu dans ma vie de cette époque-là, je voulais en avoir aussi dans ce roman. D’ailleurs, les raisons de cette invention de Hans, mon copain juif de fiction qui incarnait mes copains juifs réels, sont suggérées dans L’évanouissement. (EV54).’

Ainsi, dans L’écriture ou la vie, une distinction est établie explicitement entre le personnage réel, celui qui était là pour de vrai, et le personnage de fiction qui, pour une série de raisons spécifiques, est venu le remplacer dans L’évanouissement. Cette explication justifie, selon le narrateur, d’avoir écrit la scène une seconde fois :

‘pour rectifier la première version de cette histoire, qui n’était pas tout à fait véridique. C’est-à-dire, tout est vrai dans cette histoire, y compris dans sa première version, celle de L’évanouissement. La rivière est vraie, Semur-en-Auxois n’est pas une ville que j’aie inventé, l’Allemand a bien chanté La Paloma, nous l’avons bien abattu. (EV53)’

Tout est donc vrai, à l’exception de l’identité du personnage qui accompagne le narrateur : cela suffit à rendre la première version de l’histoire « pas tout à fait véridique ». Pourtant, une page et demi plus loin, les statuts respectifs de Julien et de Hans maintenant clarifiés, le narrateur conclut : « Voilà la vérité rétablie : la vérité totale de ce récit qui était déjà véridique. » (EV55)

Si la distinction entre vrai (qui a tous les attributs de la vérité)et véridique (qui a le caractère de la vérité sans en avoir tous les attributs) ne pose pas de problème, Semprun semble hésiter quant au statut de sa première version. La « vérité totale » du récit était en effet affectée par la substitution des personnages : mais enfin ce récit était-il « déjà véridique » ou « pas tout à fait ? » Si l’invention de Hans était significative, avait du sens par rapport à la situation historique et au propos du récit (sens dont je parlerai dans un instant), en quoi n’est-elle d’abord « pas tout à fait véridique » (EV53), puis « déjà véridique » (EV55) ?

Entre temps, le narrateur a expliqué le statut de Hans, mais il a aussi parlé de Julien :

‘Julien était mon copain de randonnée dans les maquis de la région, où nous distribuions les armes parachutées pour le compte de « Jean-Marie Action », le réseau d’Henri Frager pour lequel je travaillais. Julien conduisait les tractions avant et les motocyclettes à tombeau ouvert sur les routes de l’Yonne et de la Côté d’Or, et c’était une joie de partager avec lui l’émotion des courses nocturnes. Avec Julien, on faisait tourner en bourrique les patrouilles de la Feld. Mais Julien a été pris dans un guet-apens, il s’est défendu comme un beau diable. Sa dernière balle de Smith and Wesson a été pour lui : il s’est tiré sa dernière balle dans la tête. (EV53-54)’

Julien n’était donc pas simplement un « patriote » parmi d’autres : il était un « copain », mort en héros dans un acte de résistance absolue, préférant le suicide à la défaite. On conçoit dès lors que l’invention de Hans n’est pas définie uniquement de manière positive : quel que soit son sens autonome, elle importe également par ce qu’elle occulte, par ce qu’elle évacue du récit.

D’un point de vue romanesque, l’invention de Hans « était déjà véridique », sans doute. Du point de vue du témoignage, cependant, la mort d’un copain passée sous silence pose problème, continue de s’inscrire en négatif dans la substance du récit passé, appelle sa résolution dans la réitération du récit, dans le rétablissement de sa « vérité totale ». Là encore, je ne veux pas poser cette « vérité totale » comme un absolu qu’il nous serait possible de vérifier ; ni même distinguer de manière générique roman et témoignage, en faisant de L’évanouissement le premier et de L’écriture ou la vie le second ; mais plutôt, suivant en cela ce que ces pages considérées comme performance 59 indiquent, souligner la dimension problématique de l’invention romanesque appliquée au récit de témoignage.

A la nécessité de « faire du témoignage un espace de création » répond une obligation morale envers la vérité historique, envers les copains morts. La coexistence de ces deux éléments apparemment contradictoires informe le projet d’écriture de Semprun, définit ici la part de véridique attribuée à l’invention de Hans. Une fois « la vérité rétablie », il n’est plus nécessaire de nuancer : « pas tout à fait véridique » peut (re)devenir « qui était déjà véridique »60, le salut adressé à la mémoire de Julien peut rendre à Hans son autonomie romanesque un instant menacée.

Si Gide peut nous aider à comprendre les mécanismes de l’invention, Julien n’est cependant pas Angèle. Au moment d’aborder les raisons, la signification de l’invention de Hans, et d’entrer par là dans le domaine du romanesque, il faut garder à l’esprit cet appel spécifique qu’adressent les morts du passé à l’auteur du récit de témoignage (même si les besoins de l’analyse vont pour un instant nous en éloigner). Appel qui situe l’objet du récit au-delà d’une question de représentation historique, dans un espace interpersonnel et moral. S’il faut pour témoigner faire un roman, un « objet artistique », ce ne peut être au prix de la relation à l’autre qui définit l’intention première du témoignage.

Notes
58.

Côte d’Or, 4195 habitants.

59.

Mélange de récit et de discours où ce qui est raconté et ce qui est dit prennent sens dans leur interaction, révélée à la lecture, selon un propos qui dans le texte, en dépit de (ou à travers) la surabondance d’interprétations déclarées, demeure implicite : se passe à la fois à un niveau abstrait et dans l’esprit du lecteur.

60.

Dans un mouvement de réappropriation d’un texte par les œuvres suivantes qui n’est pas sans rappeler la réinterprétation rétrospective du Grand voyage par Quel beau dimanche, voir plus loin.