« Avions-nous inventé Hans ? » : Hans dans L’évanouissement (1967)

Bien que Semprun cite, dans L’écriture ou la vie, les quelques lignes de L’évanouissement qui résument les motivations de l’invention de Hans, autant revenir au passage original : rappelons que sa publication est antérieure et que, par conséquent, si notre regard rétrospectif peut embrasser les deux œuvres dans leur relation intertextuelle, pour aborder celle-ci l’analyse doit aussi prendre en compte le texte de L’évanouissement tel qu’il s’écrit, tel qu’il est lu par un lecteur de 1967.

Hans et le narrateur observent le soldat allemand, au bord de la rivière, et soudain ce dernier se met à chanter La Paloma en Allemand (E163). Le narrateur, toujours prompt à se souvenir, évoque immédiatement une autre circonstance, à la Haye, où « il avait déjà entendu cette chanson en allemand » (E163). Cependant, « ce n’était pas possible d’en parler avec Hans, à cause de ce soldat allemand tout proche : il fallait garder le silence, rester figé. » (E163). Voici maintenant nos personnages dans la position préférée du narrateur : immobiles, interrompus par les détours de la narration, en attente61 – « figés » pendant deux pages où ils vont discuter, au conditionnel, de La Haye : « Hans aurait-il apprécié, d’ailleurs, ce souvenir hollandais ? Il aurait écouté, en tout cas, comme toujours, un sourire au coin de la bouche. Il aurait peut-être posé quelques questions [...] » (E163).

Durant cette discussion, Hans joue à la fois un rôle d’interlocuteur intérieur, donnant la réplique pour animer le récit imaginaire du narrateur, par de courtes questions intercalées entre les paragraphes de souvenir (« La Haye ? Pourquoi la Haye ? », « Mais pourquoi ? », « Alors, La Haye ? »62, E164) ; et un rôle équivalent au niveau méta-textuel, par d’autres interventions qui reflètent la préoccupation joueuse d’un auteur implicite du récit :

‘Les souvenirs d’enfance, dirait Hans, en laissant sa phrase en suspens, avec un sourire presque méprisant.
Comment ?
Nous serons encore ici dans un mois, dirait Hans, si tu racontes comme ça. Le temps perdu, c’est long.
Ca va, ça va. En classe, au Tweede Gymnasium [...] (E164)’

Hans, qui n’a jusqu’ici fait que quelques brèves apparitions (E41-46, 81-82, 103-104) d’acolyte, parmi d’autres camarades résistants, apparaît à présent intimement mêlé à la conscience du narrateur, et même directement impliqué dans le déroulement du récit. Ses interventions révèlent sans doute son désir de ne pas rester « figé » pendant un mois, mais permettent aussi d’animer le passage, de dynamiser l’évocation du souvenir et d’indiquer au lecteur qu’on ne le perd pas de vue, on ne le laissera pas s’ennuyer.

En retour, ce passage permet de développer le personnage de Hans, de consolider son existence romanesque avant le moment-clé où surgira la question : « Avions-nous inventé Hans ? ». C’est aussi l’occasion d’établir un parallèle avec un autre « copain juif » (EV54) :

‘En classe, au Tweede Gymnasium, j’avais un camarade allemand, un Juif dont la famille s’était réfugiée en Hollande. Il s’appelait Landsberger. Il était aussi positif que toi. Tu vois, j’étais déjà voué aux Juifs allemands.
Tu en as bien besoin, dirait Hans, suffisant. (E164-165)’

Hans est ainsi mis en rapport avec un autre Juif allemand, situé dans une situation vérifiable (les années passées par Semprun à La Haye) : ce qui semble désigner un des « copains juifs réels » (EV54) désignés dans L’écriture ou la vie comme étant à l’origine du personnage de Hans. Même si le lecteur de L’évanouissement n’a pas nécessairement les moyens d’identifier la partie hollandaise du récit comme un véritable souvenir d’enfance, il n’en demeure pas moins qu’une relation potentielle est établie entre le personnage de Hans et un autre personnage – ce qui au moment de parler de l’invention de Hans, suggère au moins la possibilité que l’un ait inspiré l’autre.

Ceci dit, il faut encore une fois accepter que le seul phénomène observable avec certitude, pour le lecteur, est la mise en scène de la relation par laquelle une personne réelle a pu inspirer le personnage romanesque. En particulier, un doute naît lorsque l’on remarque que le patronyme du camarade allemand, Landsberger, fait étrangement écho à celui de Paul-Louis Landsberg, intellectuel Juif allemand mort en déportation et qui faisait partie du cercle familial de Semprun63. Si, comme il est possible, Landsberg a inspiré Landsberger, alors Landsberger inspirant Hans n’est encore qu’un redoublement joueur de la relation possible entre personne réelle et personnage romanesque – et donc un effet narratif plutôt qu’une référence à la réalité. En somme, nous n’avons aucune certitude, mais il importait de situer l’univers complexe et joueur où se situe le personnage de Hans, afin de pouvoir lire avec un grain de sel les explications rationnelles que s’apprête à nous donner Semprun quant à son invention.

Celles-ci ne sont d’ailleurs pas dépourvues d’un contexte qui les met en relief. Après avoir exécuté le soldat allemand d’une balle dans le dos, et discuté avec Hans de l’absence d’élégance de leur geste (« - Dans le dos, c’est encore plus dégueulasse. – Tais-toi, Hans. », E168), le narrateur retourne au temps principal du récit (après la guerre, après l’évanouissement qui est peut-être une tentative de suicide) où il vient de raconter cette histoire à Michel64.

‘Les papiers de Hans étaient sur une chaise, à côté de moi. Il y avait quatre gros cahiers, un manuscrit important écrit sur des feuilles volantes soigneusement reliées, plusieurs dossiers de fiches et de notes de lecture.
Je dis : - Heureusement que nous avons ça.
Il demande : - Pourquoi ?
Je dis : - C’est une preuve irréfutable.
Il demande, intrigué : - Une preuve de quoi ?
Je dis : - De l’existence de Hans, bien sûr ! [...] S’il n’y avait pas tout ça, j’aurais fini par croire que nous l’avions inventé, Hans. (E169)’

Alors qu’est suggérée pour la première fois (chronologiquement : nous le savons déjà, nous qui avons lu L’écriture ou la vie) la possibilité d’avoir inventé Hans, voici qu’apparaissent simultanément des documents écrits qui prouvent irréfutablement son existence ! Tout en sachant très bien à quoi s’en tenir, il est intéressant de remarquer :

Mais, puisqu’il y a tout ça pour prouver l’existence de Hans, pour quelles raisons l’aurions-nous éventuellement inventé ?

Nous aurions inventé Hans, comme l’image de nous-mêmes, la plus pure, la plus proche de nos rêves. Il aurait été Allemand, parce que nous étions internationalistes : dans chaque soldat allemand abattu en embuscade, nous ne visions pas l’étranger, mais l’essence la plus meurtrière, et la plus éclatante, de nos propres bourgeoisies, c’est-à-dire, des rapports sociaux que nous voulions changer, chez nous-mêmes. Il aurait été Juif, parce que nous voulions liquider toute oppression, et que le Juif était, même passif, résigné même, la figure intolérable de l’opprimé. Il aurait eu vingt ans, parce que nous les avions, comme ces autres jeunes gens qui nous aidaient à vivre, qui nous faisaient battre le cœur, qui remuaient des idées neuves, et qui s’appelaient Hölderlin, Heinrich Heine, ou Marx.
Avions-nous inventé Hans ? (E169-17065)’

Oui. Il fallait un Juif allemand, de vingt ans et lecteur de Hölderlin, Heine et Marx, pour ressembler au jeune Semprun et à ses camarades, pour incarner les idéaux pour lesquelles ils vivent et se battent, et pour révéler, du même coup, les idéaux qui animent Semprun lorsqu’il écrit L’évanouissement, les idéaux qu’il veut exprimer en inventant ce personnage66. Idéaux que le choix des auteurs cités ici, parmi la pléthore d’écrivains, poètes et philosophes qui se présentent à chaque détour des récits de Semprun, souligne : tous trois Allemands, comme pour renforcer l’internationalisme professé plus haut, pour indiquer sa relation avec un universalisme littéraire et culturel ; mais aussi, en particulier, Marx.

Marx dont le nom fait écho à la formulation des autres raisons, en particulier celle qui concerne la nationalité de Hans : « nous étions internationalistes : dans chaque soldat allemand abattu en embuscade, nous ne visions pas l’étranger, mais l’essence la plus meurtrière, et la plus éclatante, de nos propres bourgeoisies, c’est-à-dire, des rapport sociaux que nous voulions changer, chez nous-mêmes. ». Ce discours distingue l’Allemand du Nazi et précise l’objet du combat de ce « nous » résistant : le Nazisme, certes, mais en ce qu’il incarne « l’essence la plus meurtrière, et la plus éclatante, de nos propres bourgeoisies » – c’est-à-dire que ce combat a vocation à s’étendre à une lutte sociale qui dépasse les limites de la guerre actuelle, lutte à la fois interne et externe, puisque la bourgeoisie ennemie est également, comme le marque l’usage de l’adjectif substantivé, une caractéristique personnelle.

C’est donc une interprétation marxiste, communiste, de la situation de résistance à l’Allemagne nazie, qui informe cet aspect de l’invention de Hans. De même, son statut de Juif répond à la volonté de « liquider toute oppression » : il ne s’agit donc pas simplement d’avoir « un copain Juif », ni même uniquement d’exprimer une solidarité envers le groupe visé par l’Holocauste, mais bien de symboliser, à travers le Juif, « la figure intolérable de l’opprimé »67. On aura compris que « toute oppression » fait référence, plus ou moins implicitement, à l’oppression du prolétariat par la bourgeoisie.

Il semble donc que l’invention du personnage de Hans réponde à des déterminations politiques marxistes, à une interprétation de la situation historique. Le positionnement du narrateur par rapport à cette situation détermine dans le roman les raisons qui auraient pu informer l’invention de Hans. Par conséquent, pour nous qui lisons cela après l’affirmation de Semprun : « j’avais inventé Hans », il apparaît que ses opinions politiques à l’époque de l’écriture de L’évanouissement 68 aient informé ses choix lors de la création du personnage.

Il n’est pas insignifiant, de ce point de vue, que parmi les écrits de Hans qui servaient à prouver son existence se trouve « une sorte d’essai inachevé à propos de Lukács » (E170).

Notes
61.

Comme Manuel et Laurence, dans le hall de la gare du Nord, à Paris, en 1945 : voir au chapitre I, « Dans l’ordre, les choses sont indicibles ».

62.

Rappelons que le jeune Semprun en exil a passé deux ans à La Haye (1937-1939) avant de se rendre à Paris et d’être ainsi séparé de sa famille : La Haye constitue ainsi le dernier lieu du monde de l’enfance, objet privilégié du souvenir.

63.

Auteur de l’Essai sur l’expérience de la mort déjà mentionné.

64.

Michel qui, nous le verrons dans Le grand voyage, est intimement lié à Hans, à la définition de Hans comme personnage.

65.

Le passage en italiques correspond au phrases citées par Semprun dans L’écriture ou la vie : on remarquera qu’il laisse de côté la phrase qui mène à la mention de Marx.

66.

L’usage du « nous », qui désignait d’abord le narrateur et Michel, s’étend ici à un « nous » collectif plus général et détourne ainsi l’attention de la possibilité que « je », le narrateur/écrivain, ait inventé Hans – à comparer avec le passage de L’écriture ou la vie, pleinement assumé à la première personne du singulier.

67.

On notera que « le Juif » est ici « passif, résigné même ». Cet aspect, discutable pour le moins, de la conception communiste du rôle joué par les Juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale, sera discuté plus loin.

68.

Et, rétrospectivement, du Grand voyage, nous allons le voir.