« Hans, dans cette histoire, il arrive un moment où il disparaît » : Hans dans Le grand voyage (1963)

Car Lukács, philosophe et critique littéraire marxiste de renom, s’est exprimé au sujet de Hans, peu après la publication du Grand voyage – d’une manière qui permet d’éclairer le rapport entre l’idéologie politique de Semprun et son approche de l’invention romanesque70 :

‘il y a chez [Semprun] un communiste juif allemand, qui va en France, se bat dans les rangs des maquisards, tombe au cours de la lutte, et Semprun met ces paroles dans sa bouche : « Je ne veux pas mourir d’une mort juive. » Une mort juive, cela signifie que des centaines de milliers et des millions d’hommes ont été poussés dans les fours crématoires sans qu’ils aient esquissé le moindre geste de résistance. L’insurrection du ghetto de Varsovie fut en réalité quelque chose de ce genre, mais je pense que si vous comparez la réalité avec la littérature, même sur le judaïsme, ce maquisard juif communiste tombé en France est le premier qui soit, sur le plan littéraire, au niveau de l’insurrection de Varsovie.71

Il faut noter dès à présent l’ampleur du saut interprétatif effectué par Lukács : très vite, et grâce à un « cela signifie » ambigu (veut-il dire dans le roman ? ou est-ce son interprétation personnelle, extérieure et postérieure, d’un élément du roman ?), il transforme sa courte citation en un discours général sur « la mort juive », discours malheureusement un peu teinté d’antisémitisme et qui tend à établir la passivité face à l’oppression nazie comme une caractéristique juive.Cette opinion, couramment répandue chez les communistes d’après-guerre – aveuglés sans doute en partie par une glorification à outrance de l’attitude résistante – n’est sans doute pas celle de Semprun, mais ce qui nous intéresse ici est, pour l’instant indépendamment de son contenu, le mouvement par lequel un personnage de roman est transformé, dans l’esprit du critique, en discours politique.

Pour le comprendre, commençons par remarquer que Semprun ne met pas directement dans la bouche de Hans les paroles : « Je ne veux pas mourir d’une mort juive. » Le passage évoqué par Lukács montre au contraire le narrateur et son ami Michel (avec qui nous avons déjà fait connaissance dans L’évanouissement) occupés après la guerre à rechercher « la trace de Hans, le souvenir de Hans » (GV208). Ce dernier a disparu lors de l’attaque du maquis « Tabou » par les Nazis, et ses amis sont de retour sur les lieux pour tenter de comprendre ce qui s’est passé, d’évaluer s’il est possible que Hans ait survécu.

Pour éviter un suspense inutile, précisons qu’il ne le retrouveront pas, ne parviendront pas même à établir avec certitude les événements du passé – tout juste la forte probabilité de la mort de Hans. De plus, le narrateur intervient dans le récit pour souligner qu’à présent, au moment où il écrit cette histoire, il a également perdu la trace de Michel. Le récit concerne donc des absents, et c’est au cœur de cette absence que surgissent les paroles, doublement rapportées, de Hans :

‘Michel se souvenait, sûrement, c’est lui qui m’en avait parlé, de cette conversation avec Hans, il m’en avait indiqué le lieu, l’endroit où elle avait eu lieu, et Hans lui disant : « Je ne veux pas avoir une mort de Juif », et « qu’est-ce à dire ? » lui avait demandé Michel, c’est-à-dire, « je ne veux pas mourir seulement parce que je suis Juif », il se refusait, en fait, à avoir son destin inscrit dans son corps. (GV210-211)’

C’est Michel qui raconte au narrateur ce que Hans lui a dit72. Cet espace interpersonnel permet de nuancer immédiatement la première affirmation de Hans, grâce à la surprise peut-être un peu gênée de Michel (« qu’est-ce à dire ? ») : « Je ne veux pas avoir une mort de Juif. », formulation qui implique en effet l’existence d’une « mort juive », devient « je ne veux pas mourir seulement parce que je suis Juif », ce qui est beaucoup plus raisonnable – et va nous être expliqué en détail. Pour l’instant, une remarque du narrateur généralise l’affirmation de Hans en un principe universel : « il se refusait [...] à avoir son destin inscrit dans son corps », principe que l’existentialisme sartrien ne désavouerait pas et qui définit un projet de liberté individuelle davantage qu’une attitude limitée à la question juive.

Il faut donc, comme Lukács oublie de le faire, prendre la première phrase de Hans avec du recul. Il y a d’ailleurs dans le récit, avant l’explication plus détaillée de la position exacte exprimée par Hans, une digression à cet effet :

‘Michel disait : à moi il me disait, que Hans avait employé des termes plus précis, plus crus, et cela ne m’étonnait pas, Hans avait l’habitude de cacher sous des outrances verbales ses sentiments les plus profonds, puisque c’est ainsi que l’on qualifie les sentiments vrais, comme si les sentiments avaient des densités différentes, les uns surnageant, mais sur quelle eau, les autres traînant au fond, dans quelle vase des tréfonds. (GV211)’

Le lecteur pourra, s’il le souhaite, imaginer quels sont les « termes plus précis, plus crus », en question : qu’il suffise ici d’expliciter le statut de l’expression « mort de Juif », si naïvement prise à la lettre par Lukács alors qu’elle est narrativement mise en perspective, rattachée à la psychologie et à l’idiolecte du personnage – et reformulée, expliquée à l’envi par le narrateur :

‘Le fait est que Hans ne voulait pas mourir, dans la mesure où il lui faudrait mourir, seulement parce qu’il était juif, il pensait, je pense, d’après ce qu’il en avait dit à Michel, et que celui-ci m’avait rapporté, que cela n’était pas une raison suffisante, ou peut-être, valable, suffisamment valable, pour mourir, il pensait, sûrement, qu’il lui fallait donner d’autres raisons de mourir, c’est-à-dire d’être tué, car, cela j’en suis certain, il n’avait aucune envie de mourir, simplement le besoin de donner aux Allemands d’autres raisons de le tuer, le cas échéant, que celle, tout bonnement, d’être juif. (GV211)’

A travers le double discours rapporté, accompagné d’un balbutiement intérieur du narrateur qui se reprend, corrige, situe son interprétation des paroles de Hans dans une hésitation constamment attachée à préciser son statut, la relative valeur de vérité de ses conclusions, le récit propose une analyse du personnage de Hans en termes de résistance au nazisme. Cette analyse inclut un refus de se laisser limiter par un « être juif » : en plus des raisons partagées avec ses camarades, le combat de Hans concerne également sa propre identité, qu’il entend définir par son action et le risque de mourir qu’elle entraîne, plutôt que d’accepter ce que des origines ethniques ou religieuses, et l’oppression qui s’y rattache, voudraient lui imposer. Hans représente ainsi une attitude individuelle face aux déterminations sociales et religieuses, exprime un idéal de liberté résistante qui concerne l’opposition au nazisme mais aussi, plus généralement, celle du militant communiste face à l’ordre bourgeois.

Si l’on compare cette interprétation à celle proposée par Lukács, il apparaît qu’à l’exception notable du sens donné à la question juive, les deux explications de Hans se rejoignent : pour Lukács, c’est un refus de la passivité face à l’oppression et la définition d’une attitude combattante comparable à l’insurrection du ghetto de Varsovie ; pour le narrateur mis en scène par Semprun, un refus d’une détermination sociale de l’individu qui fonde, là aussi, l’attitude du résistant. Dans les deux cas le personnage73 acquiert une signification spécifique qui relie le roman à un système idéologique plus vaste, et communiste.

La relation entre le personnage et son contexte historique est ainsi structurée en fonction d’une idéologie politique, qui se prête au genre d’interprétation proposé par Lukács. Sachant depuis notre lecture de L’écriture ou la vie que Hans est un personnage de fiction, et depuis notre lecture de L’évanouissement que les caractéristiques individuelles du personnage (nationalité, judéité, âge, lectures) proviennent d’une motivation politique de l’auteur, il apparaît à présent, en lisant Le grand voyage, que c’est l’ensemble du personnage (ses caractéristiques individuelles mais aussi sa situation narrative, les principes qui motivent ses actions) qui est inventé en fonction d’une esthétique où l’idéologie communiste informe et détermine les choix fictionnels de l’auteur.

On peut à ce sujet faire confiance à Lukács et débuter notre exploration de cette esthétique en remarquant le commentaire qui précédait son analyse de Hans, dans le volume d’entretiens cité précédemment : « Si vous prenez, par exemple, Le Grand Voyage, de Semprun, c’est [...] à mon avis l’un des produits les plus importants du réalisme socialiste »74.

Notes
70.

On pourrait même se demander si ce n’est pas en réponse à Lukács que Semprun choisit par la suite de développer ces commentaires narratifs précisément au sujet de Hans – alors que d’autres personnages auraient, pourquoi pas, pu s’y prêter aussi bien. L’avis de Lukács paraît dans un recueil d’entretiens publié en 1967, c’est-à-dire la même année que L’évanouissement. Je n’ai pu vérifier si ces entretiens ont connu une diffusion préalable en revue. Mais d’autre part, il semblerait que Lukács ait écrit à Semprun au sujet du Grand voyage. Tout ceci serait à confirmer, et l’hypothèse d’un dialogue par œuvres interposées demeure une hypothèse.

Quelques lignes qui suivent la mention de Lukács dans L’évanouissement sont pourtant intrigantes : dans les écrits de Hans se trouve également « une sorte de journal intime » :

Comme une suite de lettres, ou de billets très brefs, non envoyés, à une femme.

- Une femme ?

- Elle n’est pas nommée. Il s’adresse à elle, parle d’elle, dit Michel.

-Elle ?

-Elle, dit Michel. L., comme Louise, comme Lucie, comme Laurence. (E170-171)

L. également comme Lukács ? Rien n’interdit d’imaginer, à ce stade, le personnage de Hans s’adressant, par-delà sa propre mort et les limites des romans où celle-ci intervient, au critique qui a parlé de lui – d’autant plus s’il n’est pas d’accord avec ledit critique, comme c’est, nous allons le voir, possible. Ni qu’il ait, par jeu, formulé ses réponses sous forme de brefs billets d’amour. – Le fait que Semprun utilise ailleurs la même initiale, L. pour « elle », dans un contexte amoureux qui n’a rien à voir, ne semble pas confirmer ce petit fantasme mais, encore une fois, ne l’interdit pas.

71.

Wolfang Abendroth, Hans Heinz Holz, Leo Kofler, Theo Pinkus, Gespräche mit Georg Lukács, Reinbek bei Hamburg, Rowholt, 1967 (Entretiens avec Georg Lukacs, Paris, François Maspéro, 1969, p. 54)

72.

On remarquera que le narrateur reprend les termes de la question de Michel, ce qui, à un niveau de détail, établit un lien entre la discussion narrée et un questionnement au présent de la lecture : « c’est-à-dire » s’adresse au lecteur, pas à Michel.

73.

Quoique absent de l’action narrative et présenté à travers le double regard du narrateur et de Michel : ce qui, dans une lecture interne à l’œuvre, confirme son existence de la même manière que dans L’évanouissement ses écrits ; tandis que d’un point de vue externe, analytique, cela l’éloigne de l’univers narratif et le rend ainsi moins réel. L’absence donne donc du jeu à son statut de personnage.

74.

Op. cit., p. 28. Je coupe une remarque secondaire qui appartient à une discussion sur la relation entre réalisme socialiste et monologue intérieur (qui sera évoquée plus loin).