« au niveau des relations dialectiques entre l’œuvre d’art et l’univers » : Semprun, critique littéraire marxiste

Cependant, puisque ce qui nous intéresse en dernier ressort est l’invention romanesque du point de vue de l’auteur, dans la mesure où le texte nous y donne accès, on ne peut se contenter d’une appréciation critique telle que celle de Lukács pour diriger notre étude vers le domaine du réalisme socialiste. C’est un indice, mais il faut que l’auteur lui-même exprime de l’intérêt pour cette esthétique, nous montre qu’elle fait partie de son univers intellectuel, pour que nous puissions supposer son usage conscient et délibéré dans le processus créatif.

Un article publié par Semprun en 1965, soit un an après la publication du Grand voyage, et intitulé « Les ruines de la muraille » ou les décombres du naturalisme 75, critique vigoureusement un roman de Jesús Izcaray, ancien camarade de Semprun au Parti Communiste Espagnol. Au-delà des vives attaques personnelles, qui reflètent des sentiments froissés par la rupture politique, l’argument central de l’article concerne le « naturalisme » du récit d’Izcaray, auquel Semprun oppose sa conception du « réalisme » :

‘Depuis que Marx et Engels ont écrit sur la littérature – peu, et presque jamais compris correctement – on sait qu’une œuvre peut être composée d’éléments certains et n’être pas véridique ; de morceaux ou fragments de réalité et n’être pas réaliste. On sait qu’il faut atteindre le réalisme au niveau de la structure interne, dynamique, de l’œuvre d’art, et non au niveau du détail, celui-ci fût-il d’une exactitude photographique. On sait qu’il faut atteindre le réalisme au niveau des relations dialectiques entre l’œuvre d’art et l’univers (monde, société, intimité) réel, et non au niveau d’un univers idéalisé – doré sur tranche – non conflictuel, automatiquement en développement vers un progrès utopique et indéterminé. (89)’

Le réalisme est définit en opposition au naturalisme selon deux critères : la localisation du rapport référentiel à la réalité – dans les détails « photographiques » ou dans « la structure interne, dynamique, de l’œuvre d’art » – et la relation de ce rapport à l’idéologie – dialectique entre « l’œuvre d’art » et « l’univers réel » ou création idéologiquement déterminée d’un « univers idéalisé » et « utopique ». Le réel du réalisme ne se situe pas au niveau des événements et objets précis qui existent dans le monde et qu’il s’agirait de représenter fidèlement, mais au niveau de leurs rapports et de leur signification, que l’écrivain doit comprendre et représenter sous une forme nouvelle et adaptée.

On remarquera à quel point cette distinction fait écho à la nature de l’invention romanesque suggérée par Gide dans Paludes : dans les deux cas, il y a un bien un rapport au monde réel (« rendre excellemment l’impression de notre voyage », par exemple), mais qui ne dépend pas de l’exactitude des faits rapportés dans le texte (« ce n’est pas la saison » des calosomes)76. Gide ne désignait pas explicitement le niveau auquel se situe le rapport entre le monde et l’œuvre, mais la formulation de Semprun (« la structure interne, dynamique, de l’œuvre d’art ») demeure à ce stade suffisamment vague pour inclure à peu près tout ce qu’on veut : la seule condition pour s’y inscrire est d’éviter l’écueil du naturalisme, qui idéalise la capacité de représentation du roman en la situant au niveau du détail (inacceptables, alors, les calosomes imaginaires !)

Dans un second temps, Semprun précise la manière dont l’idéologie communiste intervient pour déterminer les relations entre roman et réalité : relations déjà décrites comme « dialectiques », ce qui n’est pas surprenant mais guère explicite. Là aussi, c’est l’opposition entre naturalisme et réalisme qui permet de préciser la dimension politique du projet romanesque telle que la conçoit Semprun en 1964 :

‘La racine du naturalisme d’Izcaray ne réside pas dans l’idéologie communiste qui l’inspire [...]. Elle réside en quelque chose de fort différent : en ce que son idéologie ne fonctionne pas comme instrument critique, moyen d’appréhension de la réalité, mais comme une médiation illusoire, quasiment religieuse, entre le projet romanesque et la réalité reflétée. La racine de son naturalisme réside en ce que la politique n’est jamais incluse dans la situation, mais qu’elle est comme un vernis, un ajout a priori. Le roman, en un mot, se politise mal et superficiellement, uniquement en fonction de l’auteur, jamais en fonction des situations et des personnages. Idéologie et politique sont toujours quelque chose d’extérieur à la structure réelle de l’œuvre, ne sont jamais intériorisées. (90)’

L’opposition entre naturalisme et réalisme définit deux sortes de rapport entre l’idéologie communiste et l’écriture romanesque. Dans le premier, l’auteur applique sa vision idéale et naïve d’une société non problématique et inéluctablement en marche vers des lendemains qui chantent, tandis que dans le second ses convictions politiques entraînent une analyse critique de la situation objective de la société, et s’expriment à travers des situations et des personnages qui reflètent les problématiques concrètes contenues dans cette situation. L’idéologie politique est dans les deux cas une composante active du projet romanesque ; mais alors que le naturalisme la fait intervenir directement, explicitement, le réalisme postule une présence implicite, intériorisée, qui structure l’œuvre en profondeur plutôt que d’apparaître à sa surface.

La conception du réalisme défendue par Semprun (qui, sans présenter l’épithète « socialiste », s’inscrit de toute évidence dans le contexte idéologique du socialisme marxiste) postule ainsi une démarche spécifique de la part de l’auteur, démarche qui fonde la création romanesque sur une analyse sociale et politique. Il importe donc, si nous voulons poursuivre notre lecture de l’invention romanesque au niveau des textes, de comprendre ces « relations dialectiques entre l’œuvre d’art et l’univers » non seulement du point de vue de l’auteur et des principes esthétiques qu’il met en œuvre, mais dans leur actualisation narrative : c’est-à-dire qu’il nous faut une grille de lecture qui permette d’observer concrètement les phénomènes décrits ici de manière théorique.

Notes
75.

« ‘Las ruinas de la muralla’ o los escombros del naturalismo », in Cuadernos de Ruedo ibérico, Paris, n° 1, Juin-Juillet 1965, pp. 88-90, je traduis les citations.

76.

Semprun et Gide sont loin d’être les seuls à promouvoir cette idée, et leur accord présent nous intéresse non en termes d’histoire littéraire, mais en ce qu’il correspond à une rencontre plus large entre les deux auteurs. Profitons de cette remarque pour préciser que « réalisme » et « naturalisme » ne font pas ici référence aux mouvements de la seconde moitié du XIXe siècle français, mais aux concepts de Lukács qui, s’ils se fondent sur des lectures de Balzac et de Zola, s’éloignent considérablement des notions esthétiques professées ou mises en pratique par ces deux auteurs.