« Lukács donne au personnage de Semprun le statut de type littéraire »

Pour ce faire, revenons à l’invention du personnage de Hans et comparons-la à la définition du réalisme socialiste proposée par Lukács dans plusieurs essais théoriques.

En premier lieu, comme nous l’avons vu, une analyse historique et sociale effectuée par l’auteur détermine son invention des personnages et situations romanesques :

‘L’écrivain définit d’abord les principaux problèmes et mouvements de son temps, puis invente des personnages et des situations qui s’écartent de la vie ordinaire, et possèdent des capacités et des tendances qui, intensifiées par le récit, illuminent la dialectique complexe des contradictions, forces motrices et tendances d’une époque.77

Les raisons que donne Semprun à la création de Hans correspondent bien à une analyse des problèmes d’une époque : comme nous l’avons vu, sa nationalité allemande et ses origines juives expriment des convictions internationalistes et une opposition à « toute oppression ». L’attitude de résistant de Hans, par ailleurs, répond spécifiquement à la formulation d’un problème précis : pour paraphraser, ‘en tant que communiste, je ne me reconnais pas dans l’identité juive que mes origines voudraient m’imposer ; mais il se trouve que ces origines sont la cause d’une volonté particulière qu’ont les Nazis de me tuer ; si en tant que communiste je m’oppose au nazisme, que je considère comme « l’essence la plus meurtrière, et la plus éclatante, de [ma] propre bourgeoisie », pour eux je suis avant tout Juif ; leur haine m’enferme dans une identité que je refuse, et risque de ne faire de mon combat qu’une réaction de défense, en tant que Juif ; il faut donc que j’affirme ma volonté de « ne pas avoir une mort de Juif », c’est-à-dire que j’ai « le besoin de donner aux Allemands d’autres raisons de [me] tuer, le cas échéant, que celle, tout bonnement, d’être juif » ; voici ce qui fonde mon attitude de résistant’.

Lorsque l’on sait que Hans est « un personnage de fiction », il devient clair que cette formulation du problème précède, de la part de l’auteur, l’invention romanesque conçue à la fois comme une illustration du problème et comme une proposition de réponse, comme la présentation de l’attitude communiste idéale face à ce problème concret. Il est inévitable, de ce point de vue, que Hans « s’écarte de la vie ordinaire » : le monde réel n’est pas remplis de héros communistes et, sans tomber dans une exagération semblable à celle de Lukács, l’Histoire ne nous montre pas, dans leur majorité, les juifs opprimés résistant les armes à la main. Hans ne représente pas l’attitude la plus courante, pour un individu dans sa situation, mais celle qui reflète l’analyse communiste du problème, y apporte une réponse communiste, engagée pourrait-on dire dans une résolution dialectique du problème78.

Cependant, il ne s’agit pas non plus de dépasser les bornes du véridique, d’idéaliser de manière irrationnelle une sorte de super-héros communiste ; le personnage doit rester en relation avec la réalité, d’une manière que Lukács définit comme « typique » :

‘Le typique ne doit pas être confondu avec le moyen (bien qu’il y ait des cas dans lesquels ceci soit vrai), ni avec l’excentrique (bien que ce soit une règle du typique de dépasser le normal). Un personnage est typique, en ce sens technique, lorsque son être le plus intime est déterminé par les forces objectives à l’œuvre dans la société.79

Hans ne représente pas le juif allemand moyen, mais son comportement n’est pas non plus « excentrique » au point d’en être inimaginable. D’une part, si Semprun n’avait rien dit, on aurait très bien pu croire qu’il ait vraiment existé ; d’autre part, il y a sûrement eu de nombreux Hans dans la réalité (cela, en tout cas, est cohérent avec ce que l’on sait de la Résistance, du communisme, etc.). Hans dépasse ce que l’on pourrait considérer comme « normal » – ce qui est très rapidement le cas dès que l’on s’engage dans la résistance armée à l’oppression, que l’on manifeste un comportement dit héroïque – mais il demeure véridique, croyable, apte à représenter une situation réelle, à permettre au lecteur de s’identifier, d’être ému.

Pour Lukács, cette capacité du personnage typique à combiner un caractère exceptionnel (non moyen) sans tomber dans « l’excentrique », à « dépasser le normal » sans perdre de vue la réalité, provient du fait que « son être le plus intime est déterminé par les forces objectives à l’œuvre dans la société » – ce qui est une autre façon de dire qu’il « possèd[e] des capacités et des tendances qui, intensifiées par le récit, illuminent la dialectique complexe des contradictions, forces motrices et tendances d’une époque ». Cette conception de la typicalité révèle l’ampleur de la correspondance entre l’analyse de la société effectuée par l’auteur et le statut du personnage : le type se situe entre le moyen et l’excentrique, tout comme les « force objectives à l’œuvre dans la société » (je souligne) – c’est-à-dire les mouvements et phénomènes que l’analyse marxiste détermine – dépassent la conception commune, moyenne, de la société et de l’Histoire (contiennent déjà la possibilité de leur transformation), sans pour autant être un idéalisme utopique.

L’usage du personnage typique, exemplifié par Hans, montre ainsi le rôle fondamental joué par l’idéologie communiste dans le processus d’invention à l’œuvre dans l’écriture du roman réaliste. Ceci est d’autant plus vrai que, comme le précise Lukács :

‘Le typique n’existe pas dans l’isolement. Des situations et des personnages extrêmes ne deviennent typiques que dans un contexte. La typicalité est révélée seulement dans l’interaction de personnages et de situations. [...] Un personnage devient typique seulement en comparaison et en contraste avec d’autres personnages qui, avec plus ou moins d’intensité, évoquent d’autres phases et aspects des mêmes contradictions, contradictions qui sont également centrales à leur propre existence. Ce n’est que selon une dialectique complexe et riche en contradictions intensifiées qu’un personnage peut être élevé à la typicalité.80

On ne peut donc limiter notre lecture de la typicalité au personnage de Hans : si celui-ci s’inscrit nécessairement dans un « contexte », prend sens « en comparaison et en contraste avec d’autres personnages », c’est l’ensemble des personnages du Grand voyage que nous pouvons envisager d’examiner sous cet angle. La théorie du réalisme socialiste  nous fournit donc une double grille de lecture : il faut considérer les personnages à la fois selon l’analyse des problématiques sociales qu’ils représentent individuellement, et dans leurs relations de complémentarité et de contraste, qui développent et mettent en rapport ces différentes problématiques. Comme l’écrit Robert Lanning :

‘A partir de quelques phrases, Lukács donne au personnage de Semprun le statut de type littéraire. [...] Hans peut recevoir un tel statut parce qu’il articule une leçon morale sur les actions des partisans, et parce que celles-ci sont cohérentes avec l’ensemble du récit de prise de conscience politique et de résistance de Semprun.81

Ayant ainsi établi la nature de la « leçon morale » articulée par Hans, il nous reste à observer sa « cohéren[ce] avec l’ensemble du récit », à rechercher dans le texte du Grand voyage d’autres personnages dont la situation et les caractéristiques typiques illustrent la dimension réaliste socialiste du roman. En conséquence, le fait d’avoir identifié, à la suite de L’écriture ou la vie et de L’évanouissement, le personnage de Hans comme « un personnage de fiction », inventé, nous permet également d’étendre la question de l’invention romanesque, sous la houlette du réalisme socialiste, à l’ensemble du Grand voyage.

Notes
77.

Georg Lukács, Writer and Critic, Londres, Merlin Press, 1978, p. 158, ma traduction.

78.

La mort, notre propre mort ou celle des autres, n’est-elle pas toujours un phénomène éminemment dialectique ?

79.

Georg Lukács, Realism in our Time, New York, Harper and Row, 1971, p. 122, ma traduction.

80.

Georg Lukács, Writer and Critic, p. 159.

81.

Robert Lanning, « Lukács’s Concept of Imputed Consciousness in Realist Literature », in Nature, Society, and Thought, vol. 15, n° 2, 2002, p. 133-134.