Eléments d’une lecture réaliste socialiste du Grand voyage : des personnages « typiques »

De manière concrète, la recherche de la typicalité dans le texte du Grand voyage revient à identifier les personnages et situations qui s’inscrivent dans un discours sur la réalité sociale et politique de l’époque, discours idéologiquement déterminé par la doctrine marxiste. Cette analyse ne saurait être exhaustive sans être ennuyeuse : il suffira, par quelques exemples choisis, d’indiquer l’ampleur de la détermination politique des personnages et de suggérer la nature de leurs relations, pour revenir ensuite à la signification de ce phénomène esthétique en termes d’invention romanesque.

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Le « gars de Semur », principal interlocuteur du narrateur durant le voyage en train vers Buchenwald, s’inscrit principalement dans deux réseaux de typicalité :

‘Il est fils de paysans presque aisés, il aurait voulu quitter la campagne, devenir mécanicien, qui sait, ajusteur, tourneur, fraiseur, n’importe, du beau travail sur de belles machines, m’a-t-il dit. Et puis il y a eu le S.T.O. C’est évident qu’il n’allait pas se laisser emmener en Allemagne. L’Allemagne, c’était loin, et puis ce n’était pas la France, et puis, quand même, on ne va pas travailler pour des gens qui vous occupent. Il était devenu réfractaire, donc, il avait pris le maquis. Le reste en est issu tout simplement, comme d’un enchaînement logique. « Je suis patriote, quoi » m’a-t-il dit. (GV24)’

Le premier élément typique du gars de Semur consiste en son origine sociale : fils de paysans, rêvant d’une profession industrielle idéalisée, il représente le mouvement de formation du prolétariat par désertion des campagnes, suite au processus d’industrialisation survenu lors des décennies précédentes. Prolétaire idéal, il est doué d’un sens pratique qui lui fait emporter des pommes et du dentifrice pour le voyage (GV66) et commenter l’état des vignes dans la vallée de la Moselle (GV19)82. Cette origine sociale acquiert une importance additionnelle par contraste avec la narrateur, qui provient d’un milieu bourgeois et possède une solide formation intellectuelle. Leur camaraderie sert d’exemple à la relation entre le prolétariat et l’intellectuel dans une perspective communiste. Le narrateur peut par exemple expliquer l’existence de camps en France (GV23) ou évoquer la possibilité de raconter leur expérience (GV29-30), mais sa supériorité intellectuelle est compensée par le « bon sens » pratique du prolétaire, et leur différence est abolie par l’expérience commune de la lutte (ici la Résistance, potentiellement la lutte révolutionnaire).

La seconde caractéristique typique du gars de Semur est son statut auto-revendiqué de patriote. Ici encore, ce statut entre en contraste avec celui du narrateur « internationaliste », mais aussi avec un personnage éphémère désigné comme « l’Architecte », qui est nationaliste :

‘Il m’intéressait, ce gars de Semur, c’était la première fois que je voyais un patriote en chair et en os. Parce qu’il n’était pas nationaliste, pas du tout, il était patriote. Des nationalistes, j’en connaissais. L’Architecte était nationaliste. Il avait le regard bleu, direct et franc, fixé sur la ligne bleue des Vosges. Il était nationaliste, mais il travaillait pour Buckmaster et le War Office. (GV24-25)’

La comparaison établit une hiérarchie de valeurs, dans laquelle le nationalisme est condamné même lorsqu’il est un allié contre le nazisme, et désigné comme inconséquent dans son rapport aux services britanniques, tandis que le patriotisme, s’il n’atteint pas le niveau supérieur de conscience idéologique qu’est l’internationalisme, représente une forme pure et spontanée de l’opposition à l’oppresseur et se trouve valorisé.

Par ces deux éléments au moins, le personnage du type de Semur est présenté dans des situations concrètes qui acquièrent, par contraste avec d’autres personnages, une signification idéologique déterminée.

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Parmi les personnages secondaires du récit, je retiendrai deux réseaux de typicalité. Le premier concerne la question du partage des colis alimentaires dans la prison d’Auxerre (GV67-73). Le narrateur partage une cellule avec un dénommé Ramaillet et « le gars de la forêt d’Othe » : ce dernier propose de partager les colis, bien que le narrateur n’en reçoive aucun.

‘Mais Ramaillet a dit que ce ne serait pas juste. Il me regardait et il disait que ce n’était pas juste. Ils allaient se priver tous les deux d’un tiers de leur colis pour que je mange autant qu’eux, moi qui n’apportais rien à la communauté. Il a dit que ce ne serait pas juste. Le gars de la forêt d’Othe a commencé à le traiter de tous les noms, comme aurait fait celui de Semur, tout comme. En fin de compte, il l’a envoyé chier avec ses gros colis de merde, et il a partagé avec moi. Le gars de Semur aurait fait pareil. (GV71)’

Les diverses attitudes quant à la question du partage illustrent, à un niveau microéconomique pour le moins, le principe de solidarité cohérent avec l’idéologie marxiste opposé à l’individualisme bourgeois. Le gars de la forêt d’Othe, dont l’anonymat et la désignation par une caractéristique toponymique accentue le parallèle avec le gars de Semur – partisans anonymes droit sortis des terroirs – considère le partage comme naturel et ne demandant aucune réciprocité, tandis que Ramaillet lui oppose un raisonnement marchand, logique et dénué d’humanité. Ces deux personnages, dont le développement se limite à cette scène, représentent le clivage de classe dans les mentalités, intensifié par la situation particulière de l’incarcération. Le narrateur relie cet épisode au vol de pain dans le camp, afin de souligner le caractère socialement représentatif de ces « situations limites, dans lesquelles se fait plus brutalement le clivage entre les hommes et les autres » (je souligne). « Plus brutalement », c’est dire que ce clivage, dont dépend l’humanité des individus, n’est pas différent celui qui s’opère dans la société capitaliste : il en est une forme intensifiée, plus brutale, mais identique dans son essence (déjà brutale). Cette brève allusion donne ainsi lieu à l’élaboration d’un discours critique et marxiste sur la société bourgeoise.

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Le second réseau concerne l’analyse de l’Allemagne nazie. Après avoir traversé la vallée de la Moselle, le train s’arrête en gare de Trèves, à l’ébahissement du narrateur qui réalise se trouver en territoire connu :

‘« Tu as l’air tout épaté que ce soit Trèves », dit le gars de Semur.
« Merde, oui », je lui réponds, « j’en suis épaté ».
« Pourquoi ? Tu connaissais ? »
« Non, c’est-à-dire, je n’y ai jamais été. »
« Tu connais quelqu’un d’ici, alors ? » il me demande.
« C’est ça, voilà, c’est ça. »
« Tu connais des boches, maintenant ? » dit le gars, soupçonneux. [...]
« Des boches ? Jamais entendu parler, qu’est-ce que tu veux dire par là ? »
« Oh tu charries », dit le gars. « Tu charries drôlement, cette fois. » (GV43)’

Durant cette discussion, un petit garçon lance une pierre contre le wagon. Puis, lorsque le train redémarre, un « gosse » (le même ? un autre ?) « tend le poing et hurle des insanités » : « - Les boches, et les enfants de boches, tu connais, maintenant ? Il jubile, le gars de Semur. » (GV44).

Ces enfants sont à peine des personnages à part entière : mais ils expriment une problématique d’ensemble qui prend sens dans le contexte de la conversation précédente, et qu’explicitent les commentaires du narrateur :

‘Je me demande combien d’Allemands il va falloir tuer encore pour que cet enfant allemand ait une chance de ne pas devenir un boche. Il n’y est pour rien, ce gosse, et il y est pour tout, cependant. Ce n’est pas lui qui s’est fait petit nazi et c’est pourtant un petit nazi. Peut-être n’a-t-il aucune chance de ne plus être un petit nazi, de ne pas grandir jusqu’à devenir un grand nazi. A cette échelle individuelle, les questions n’ont pas d’intérêt. C’est dérisoire, que ce gosse cesse d’être petit nazi ou assume sa condition de petit nazi. En attendant, la seule chose à faire [...] c’est d’exterminer encore des quantités d’hommes allemands, pour qu’ils puissent cesser d’être des nazis, ou boches, selon le vocabulaire primitif et mystifié du gars de Semur. Dans un sens, c’est ça qu’il veut dire, le gars de Semur, dans son langage primitif. Mais dans un autre sens, son langage et les idées confuses que son langage charrient bouchent définitivement l’horizon de cette question. Car si ce sont des boches, vraiment, ils ne seront jamais rien d’autre. Leur être boche est comme une essence que nulle action humaine ne pourra atteindre. [...] Ce n’est plus une donnée sociale, comme d’être allemands et nazis. [...] Leur être allemand et trop souvent nazi fait partie d’une structure historique donnée et c’est la pratique humaine qui résout ces questions-là. (GV45).’

Le discours du narrateur exprime ici directement une analyse marxiste de la situation : l’opposition, charriée par le langage, entre les caractéristiques sociales considérées comme une essence (réifiées) ou comme des données sociales (déréification), est vouée à une résolution par la praxis révolutionnaire83. Ce discours permet réciproquement de révéler les motivations idéologiques qui régissent la création des situations et des personnages concernés. La scène de la gare de Trèves, le dialogue précédent au sujet des « boches » avec le gars de Semur, deviennent les exemples illustratifs, simplement antéposés, d’un discours idéologique et acquièrent ainsi leur valeur typique.

Il faut noter au passage que Semprun n’a pas choisi la ville de Trèves au hasard. Il s’agit en effet du lieu de naissance de Karl Marx, Allemand mais ni boche ni nazi, pour ainsi dire – Allemand dont la pensée fonde la démarche de résistance du narrateur, laquelle consiste à tuer beaucoup d’Allemands. L’enjeu de l’internationalisme, de comprendre l’Allemagne nazie en termes dégagés de l’identité nationale, est évident84.

La question de la liberté individuelle dans le devenir nazi est reprise dans les pages suivantes (GV46-65) à travers les discussions du narrateur et du soldat allemand qui le garde à la prison d’Auxerre. Ce soldat allemand qui se demande ce qu’il fait là permet au narrateur de développer, cette fois de façon un peu plus narrativisée, à travers les éléments du dialogue, son argument selon lequel l’opposition armée au nazisme n’est pas une haine des Allemands en tant qu’Allemands. Cet internationalisme se fonde sur la substitution au clivage de nationalité d’un clivage de classe, selon lequel le soldat allemand en tant qu’individu pourrait se retrouver du bon côté. C’est l’occasion d’un nouveau discours du narrateur, qui explique la situation du soldat par le fonctionnement aliénant de la société capitaliste :

‘Demandez donc à cet Allemand de Hambourg qui a été chômeur pratiquement tout le temps jusqu’au jour où le nazisme a remis en marche la machine industrielle de la remilitarisation. Demandez-lui pourquoi il n’a pas « fait » sa vie, pourquoi il n’a pu que subir l’ « être » de sa vie. Sa vie a toujours été un « fait » accablant, un « être » qui lui était extérieur, dont il n’a jamais pu prendre possession, pour le rendre habitable. (GV55-56)’

Les discussions avec le soldat allemand ont pour fonction d’amener cette « leçon morale » énoncée en termes de philosophie marxiste85. Ses caractéristiques sociales et sa situation personnelle sont entièrement déterminées par le discours idéologique qui dénonce la limitation de sa liberté individuelle par le système économique capitaliste et dessine la lutte de classes comme la continuation nécessaire de la lutte contre le nazisme :

‘Nous sommes chacun d’un côté de la grille et je n’ai jamais si bien compris pourquoi je combattais. Il fallait rendre habitable l’être de cet homme, ou plutôt, l’être des hommes comme cet homme, car pour cet homme, sûrement, c’était déjà trop tard. [...] Ce n’était pas plus compliqué que ça, c’est-à-dire, c’est bien la chose la plus compliquée du monde. Car il s’agit tout simplement d’instaurer la société sans classes. (GV56)’

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Une fois mis en mouvement le processus interprétatif esquissé à travers ces exemples, on ne peut plus l’interrompre : une large majorité des personnages apparaît alors déterminée par le projet politique, s’inscrire dans un réseau de typicalité86.

Les problème posés par cette forme d’invention romanesque qu’est l’esthétique réaliste socialiste sont nombreux. L’opposition théorique entre réalisme et naturalisme, décrite par Semprun dans son article sur Izcaray, est loin d’être également évidente en pratique. Lorsque l’analyse politique qui détermine l’invention des personnages s’exprime dans le texte sous forme de discours, et même lorsque ce dernier est pris en charge par le narrateur, l’idéologie n’est de fait pas entièrement « intériorisée », pas uniquement « en fonction des personnages et des situations » ; il est difficile d’affirmer qu’elle apparaît « en fonction de l’auteur » tant qu’il y a médiation à travers la figure du narrateur, mais force est de reconnaître qu’elle apparaît parfois comme un « vernis », un « ajout a priori ».

Dans ce cas, l’intérêt du lecteur n’est pas le même que lorsqu’il a l’impression qu’on lui raconte une histoire ; et la valeur de représentation du récit, pour ne pas dire encore valeur de témoignage (on y reviendra), est menacée. Si inventer peut être un excellent moyen de rendre « l’impression de [ce] voyage », il est néanmoins possible qu’une invention dont le lecteur décèlerait, à chaque mot ou mouvement des personnages, la détermination par une idéologie politique spécifique et systématique, finisse par nuire à l’intention de représentation.

Notes
82.

La description de ces vignes (« l’histoire de ce paysage, la longue histoire de la création de ce paysage par le travail des vignerons de la Moselle », GV19) trouve également écho dans la notion marxiste du rôle créateur du travail dans la détermination de la forme matérielle du paysage (cf. J.H. King, « Jorge Semprun’s Long Journey », in Australian Journal of French Studies, vol. X, n° 2, mai-août 1973, p. 229.)

83.

On touche ici, de manière évidente, à la limite entre réalisme et naturalisme : les discours du narrateur relèvent du naturalisme s’ils sont attribués à l’auteur, mais ils contribuent également à constituer le narrateur comme personnage typique de jeune intellectuel marxiste qui tente de faire sens de ses expériences au moyen des outils théoriques que lui fournit son idéologie. On reviendra par la suite sur ce statut ambigu du narrateur/auteur.

84.

Les vignerons de la vallée de la Moselle sont également le sujet des premiers articles du jeune Marx dans le Rheinische Zeitung (1842) ; le narrateur mentionne les avoir lus dans la « Mega » (Marx Engels GesamtAusgabe, œuvres complètes de Marx et Engels), référence qui sélectionne les lecteurs à même de la saisir.

85.

Pour une discussion sur l’ « être » et le « faire », voir, par exemple, Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, chapitre 4.

86.

On reviendra plus loin sur ce qui fait exception.