3) Problèmes esthétiques et éthiques du réalisme socialiste

« Bloch, pour sa part, il acceptait sa condition de Juif »

Pour bien aborder ces problèmes, revenons au personnage de Hans. Le passage précédemment cité, au cours duquel le narrateur et Michel cherchaient à reconstituer l’histoire de Hans, à comprendre le cas échéant les circonstances de sa mort, s’achève par la phrase suivante : « Et je réalise subitement que nous ne retrouverons jamais la trace de Hans. » (GV213) Sans autre transition qu’un alinéa, subitement apparaît le personnage de Bloch :

‘Bloch, pour sa part, il acceptait sa condition de Juif. Cela l’épouvantait, certainement, ses lèvres étaient blêmes et il frissonnait, quand je l’ai rencontré vers le milieu de la rue Soufflot et que je me suis mis à marcher avec lui, vers H IV. Mais il l’acceptait, c’est-à-dire, il s’installait d’emblée, avec résignation (et peut-être même, je n’oserais pourtant pas le jurer, avec une joyeuse résignation, avec une certaine sorte de joie à se résigner à accepter cette condition de Juif, aujourd’hui infamante, et comportant des risques, mais ces risques étaient inscrits, devait-il se dire, avec cette certaine joie, pleine de tristesse, inscrits depuis toujours dans sa condition de Juif : hier intérieurement différent des autres, aujourd’hui cela devenait visible, étoilé de jaune), avec épouvante et joie, avec un certain orgueil, pourquoi pas, un orgueil corrosif, acide, destructeur de soi-même. (GV213-214)’

S’il y a bien une petite justification narrative (« quand je l’ai rencontré au milieu de la rue Soufflot »), elle ne vient qu’après la phrase d’introduction qui, elle, établit d’emblée une comparaison entre Hans et Bloch. De plus, la rencontre rue Soufflot ne sera développée narrativement qu’une fois le long paragraphe d’explication terminé.

Il s’agit donc d’un exemple on ne peut plus clair de la situation décrite par Lukács : «  Un personnage devient typique seulement en comparaison et en contraste avec d’autres personnages qui, avec plus ou moins d’intensité, évoquent d’autres phases et aspects des mêmes contradictions, contradictions qui sont également centrales à leur propre existence. » Bloch est explicitement l’antithèse de Hans : il accepte d’avoir « son destin inscrit dans son corps », les risque de souffrance et de mort « inscrits depuis toujours dans sa condition de Juif ». Son apparition subite, juste après la question de la mort de Hans, ne me semble pas motivée par le cours du récit, se politiser « en fonction de la situation et des personnages », mais révéler de manière transparente l’intention de l’auteur, son intention d’exprimer un argument politique à travers les deux personnages.

Il n’est pas impossible, puisque l’on se situe dans la problématique de l’invention du point de vue de l’auteur, avec nos moyens limités de lecteurs, d’imaginer que Bloch provient d’un personnage réel. L’on sait en effet que Semprun fut interne à Henri IV (sa familiarité avec le lycée en question est d’ailleurs indiquée dans le texte par son usage de l’abréviation « H IV ») et, toujours de manière hypothétique, il se peut qu’il ait observé le comportement d’un élève juif résigné, à partir duquel se serait formée sa conceptualisation du problème – le comportement des juifs face à la persécution nazie – dans le cadre de son idéologie communiste. Dans un second temps, le personnage de Hans serait inventé pour répondre à cette situation réelle, pour créer un type dont les actions, ni tout à fait normales, ni complètement excentriques, résoudraient par la pratique la contradiction ainsi identifiée.

Quoi qu’il en soit, la relation entre Bloch et Hans dessine un face-à-face entre deux personnages, qui présentent chacun un aspect d’un même problème social et politique. Le lecteur ne peut déterminer avec certitude les modalités de leurs inventions respectives, comprendre précisément lequel vient en premier dans la construction du récit romanesque, mais l’absence de justification narrative dans la mise en rapport des deux personnages (la transition abrupte et explicitement comparative qui mène de l’un à l’autre) est frappante.

En tant que personnage typique, Hans fonctionnait à merveille avant l’apparition de Bloch : ses caractéristiques personnelles, tout en étant déterminées par un argument politique, s’inscrivaient dans un personnage romanesque véridique, développé à travers les points de vue d’autres personnages (le narrateur et Michel), inscrit dans les situations du récit. L’esthétique réaliste fonctionnait, sans risquer de tomber dans le naturalisme, car l’idéologie s’incarnait dans un véritable personnage de roman, capable de porter des idées sans s’y résumer, sans être écrasé par le poids du discours.

Au contraire, la comparaison avec Bloch, en particulier parce qu’elle a lieu avant que le personnage n’acquière une (mince) existence romanesque, décrit de manière explicite l’argument politique qui entre en jeu dans le contraste des personnages, et brise l’illusion romanesque, du point de vue du lecteur. Si l’on ne peut pas croire en Bloch, parce qu’il est trop évidemment un argument déguisé en personnage, la lecture du récit comme roman (et à plus forte raison comme témoignage, on y reviendra) s’interrompt pour laisser place à la lecture d’un texte de propagande, d’un discours politique artificiellement recouvert par des aspects formels, et insuffisants, de l’esthétique romanesque (des personnages, un narrateur – mais pas vraiment de roman).

A travers cet exemple, c’est toute la possibilité d’une décomposition du roman, dans l’esprit du lecteur, que je souhaite suggérer. Lorsque le lecteur est renseigné sur l’esthétique réaliste socialiste qui s’y déploie, qui détermine la création des personnages et des situations en fonction d’un discours politique, toute une lecture interprétative devient possible et presque inévitable, qui consiste à transcrire chaque élément porteur d’un argument politique en termes d’idées et d’idéologie, à reconstituer la trame des arguments et à ne plus considérer les éléments du roman que comme des symboles porteurs d’une signification extérieure à l’univers romanesque. Cela revient, logiquement, à se désintéresser du récit, de sa valeur de représentation comme de sa cohérence imaginaire87.

Notes
87.

Je ne veux pas dire que Le grand voyage se résume à cet aspect (on verra d’ailleurs plus loin ce qu’il y a d’autre) ; mais que l’écriture réaliste socialiste, en particulier dans ces aspects les plus faibles parce que les moins romancés, peut provoquer une lecture vide, désincarnée – parce qu’uniquement politique et non plus romanesque. Avant même l’exemple de Bloch, certains des types décrits plus haut ne vous avaient-ils pas paru un peu cousus de fil blanc ?