« Il n’est pas nécessaire qu’il y ait deux [Juifs] »

Peut-être, pour mieux comprendre la manière dont une idée s’incarne en personnage, et les problèmes que ce processus pose, pouvons-nous à nouveau demander notre chemin à Gide. Dans le Journal des Faux-Monnayeurs 88 , document si précieux pour observer le fonctionnement et les étapes de la création romanesque, celui-ci décrit en effet une situation analogue, d’une certaine façon, à celle de Hans et Bloch.

‘Le roman des deux sœurs. L’aînée qui épouse, contre le gré de ses parents (elle se fait enlever) un être vain, sans valeur, mais d’assez de vernis pour séduire la famille après avoir séduit la jeune fille. Celle-ci, cependant, tandis que la famille lui donne raison et fait amende honorable, reconnaissant dans le gendre des tas de vertus dont il n’a que l’apparence, celle-ci découvre peu à peu la médiocrité foncière de cet être auquel elle a lié sa vie. (10)’

La description du personnage, dans lequel on reconnaîtra l’ébauche de Laura89, se poursuit encore une demi-page ; mais jamais n’apparaît la description de la deuxième sœur. Qu’est devenue l’idée du « roman des deux sœurs » ? Le passage suivant nous l’apprend :

‘Il n’est pas nécessaire qu’il y ait deux sœurs. Il n’est pas bon d’opposer un personnage à un autre, ou de faire des pendants (Déplorable procédé des romantiques). (12)’

Ainsi ce qui avait débuté comme « le roman des deux sœurs » se réduit très vite à une seule des deux. L’opposition entre les deux sœurs était sans doute pratique pour comprendre la situation, pour conceptualiser ce qui les distinguait, mais dès cette étape franchie (et la description de « l’aînée », quoiqu’elle ne corresponde pas entièrement au personnage final, soit amenée à évoluer par la suite, suffit cependant à lui permettre de se passer de contrepoint pour exister), il vaut mieux éviter de « faire des pendants ». Il semble dans ce cas que le schématisme binaire des deux sœurs ait été utile au romancier dans un premier temps ; il décide en tout cas de s’en passer par la suite90.

La première phrase du passage suivant semble (dans la relation toujours assez indistincte qui unit les fragments du Journal) expliquer pourquoi : « Ne jamais exposer d’idées qu’en fonction des tempéraments et des caractères. » (12). Une mise en opposition des deux personnages exprimerait trop clairement l’idée qui les relie : cette idée concerne l’auteur et joue, comme on l’a vu un rôle au début de sa réflexion sur les personnages, mais n’a pas vocation à persister dans le texte.

Il semble donc que Gide désapprouverait l’opposition de Hans et de Bloch, et cela pour une raison qui rejoint les préoccupations théoriques de Semprun : les idées ne doivent être exposées « qu’en fonction des tempéraments et des caractères », cela peut signifier, en d’autres termes, que le roman doit se politiser « en fonction des situations et des personnages », et non pas du point de vue de l’auteur. L’idée ne peut progresser directement de l’auteur au lecteur sans annihiler du même coup l’univers romanesque : ce qu’il faut, c’est que des tempéraments, des caractères, des situations, des personnages, créent un univers où s’exprime l’idée d’une manière propre au roman (après quoi, dans un second temps, s’établit une forme de communication avec le lecteur).

Pour Gide comme pour Semprun, il ne s’agit donc pas d’un refus de l’idée (ou de l’idéologie politique) dans le roman : mais de la mise en place de conditions formelles pour que l’idée s’exprime de manière romanesque, dans un ordre autre que celui du discours. Conditions que Semprun semble théoriser parfaitement (en tout cas, en accord avec Gide) dans l’article de critique littéraire évoqué précédemment, mais qui ne sont pas toujours réalisées dans Le grand voyage, comme l’illustre l’exemple de Hans et de Bloch. Cet exemple particulier permet de montrer, à la suite de Gide, la nécessité d’une existence autonome du personnage dans l’univers du roman (d’une situation et d’un tempérament spécifiques, qui le définissent) pour pouvoir, éventuellement, exprimer également une idée préconçue. Le risque de l’esthétique réaliste socialiste est ainsi d’oublier cette étape primordiale, de systématiser à outrance la capacité de signification politique des personnages typiques et d’ainsi négliger de faire du roman.

On retrouve la même préoccupation, exprimée avec une clarté incisive qui éclaire notre réflexion présente, chez Francis Scott Fitzgerald (il s’agit de la première phrase d’une nouvelle intitulée The Rich Boy) :

‘Commencez avec un individu et, avant même de vous en rendre compte, vous aurez créé un type ; commencez avec un type, et vous aurez créé – rien du tout.91

Entre Hans et Bloch, l’un est de trop. Hans est d’abord un individu, même fictionnel, et parce qu’il possède les caractéristiques de l’individu (une situation, un tempérament), il peut devenir un type. Bloch, dans le déroulement narratif du Grand voyage, est d’abord un type : puisqu’il se présente directement dans son opposition typique à Hans. Très vite, du point de vue romanesque qui est aussi celui du lecteur, il n’est donc « rien du tout » – n’a plus d’existence romanesque si le lecteur ne voit en lui que l’expression d’une idée désincarnée.

Notes
88.

Je cite dans la pagination de la 8e édition NRF, 1927.

89.

Ainsi que Jérôme et Thérèse de Fontanin dans Les Thibaut de Martin du Gard ; la coïncidence, jointe à l’amitié qui liait les deux romanciers, pourrait laisser penser qu’ils s’inspirent tous deux d’une même situation réelle ?

90.

Je n’insiste pas sur la relation entre romantisme et réalisme socialiste qui s’ébauche ici, et qui serait un point d’histoire littéraire intéressant.

91.

Francis Scott Fitzgerald, The Rich Boy, in The Short Stories of F. Scott Fitzgerald, Simon and Schuster, 1989, p. 335, ma traduction.