« Toute la vérité de mon livre devenait mensongère »

S’il est légitime d’inventer la matière romanesque du récit, invention qui est partie intégrante du projet de « faire du témoignage un espace de création », il faut cependant respecter une certaine vérité romanesque, qui se définit en termes esthétiques. C’est là que l’influence de l’idéologie communiste sur Le grand voyage pose problème, comme Semprun lui-même le reconnaît rétrospectivement dans Quel beau dimanche (1980) :

‘Tout mon récit dans le Grand Voyage s’articulait silencieusement, sans en faire état, sans en faire un plat ni des gorges chaudes, à une vision communiste du monde. Toute la vérité de mon témoignage avait pour référence implicite, mais contraignante, l’horizon d’une société désaliénée : une société sans classes où les camps eussent été inconcevables. Toute la vérité de mon témoignage baignait dans les huiles saintes de cette bonne conscience latente. Mais l’horizon du communisme n’était pas celui de la société sans classes, je veux dire : son horizon réel, historique. L’horizon du communisme, incontournable, était celui du Goulag. Du coup, toute la vérité de mon livre devenait mensongère. (QBD433)’

Cette description avance simultanément deux affirmations distinctes : d’une part, l’influence de la weltenschauung communiste sur le récit du Grand voyage s’effectue de manière « implicite », « silencieusement » ; d’autre part, cet horizon de référence idéologique repose sur la croyance en une « société sans classes » qui constituerait la négation du phénomène concentrationnaire.

Cependant, le parallèle stylistique entre les deux phrases (« Tout mon récit dans le Grand voyage s’articulait silencieusement... », « Toute la vérité de mon témoignage avait pour référence implicite... ») opère un glissement discursif de la première à la seconde affirmation, qui assimile l’articulation silencieuse du récit à la vision historique et sociale de l’auteur. Ce procédé permet à Semprun de situer ensuite (en reprenant une troisième fois : « Toute la vérité de mon témoignage baignait... ») l’évaluation du récit du Grand voyage sur un plan historique et moral plutôt qu’esthétique. Ce serait l’inexactitude de son interprétation de l’ « horizon réel » du communisme – qui, au lieu de constituer la négation des camps de concentration nazis, en reproduisait au contraire l’essence et la structure – qui transformerait la vérité de son témoignage en mensonge.

Après tout ce que nous avons lu comme « articulation » du récit du Grand voyage, à « une vision communiste du monde », on ne peut manquer de relever ce que Semprun tente d’éliminer de son argument : toute la détermination du récit par l’esthétique réaliste socialiste ! D’abord, Semprun semble oublier le fait que l’idéologie communiste dans Le grand voyage n’est pas uniquementsilencieuse : nous l’avons observé à travers les discours du narrateur (« il s’agit tout simplement d’instaurer la société sans classes » – ce qui est tout de même « en faire un plat »). Mais surtout le texte de Quel beau dimanche semble éviter délibérément d’expliciter la nature de l’articulation silencieuse en question, laquelle, comme nous l’avons vu, va pourtant jusqu’à menacer par moments la validité esthétique du roman.

C’est que Semprun veut croire encore possible une lecture du Grand voyage qui pourrait passer outre l’esthétique réaliste socialiste :

‘Du coup, toute la vérité de mon témoignage devenait mensongère. Je veux dire qu’elle le devenait pour moi. Je pouvais admettre qu’un lecteur non communiste ne s’en posât pas la question, qu’il continuât à vivre intimement, le cas échéant, dans la vérité de mon témoignage. Mais ni moi, ni aucun lecteur communiste – aucun lecteur, tout au moins, qui voudrait vivre le communisme comme un univers moral, qui ne serait pas simplement posé là comme un oiseau sur la branche – nul lecteur communiste, même s’il n’en restait qu’un, ni moi-même, ne pouvions plus admettre, telle quelle, la vérité de mon témoignage sur les camps nazis. (QBD433-434)’

Naturellement, cet argument continue de se situer au niveau moral établi précédemment – il ne s’agirait pas de vendre la mèche à présent ! Mais la distinction qu’il opère, entre le « lecteur non communiste » qui pourrait ne pas se préoccuper du statut de vérité du Grand voyage, et le « lecteur communiste » pour qui c’est au contraire une responsabilité incontournable, reproduit une dynamique également à l’œuvre au niveau esthétique : le lecteur non communiste n’est pas en effet tenu de relever les arguments politiques qui déterminent les personnages typiques et les situations du récit. Il observe bien évidemment le discours de surface (mais celui-ci, nous l’avons vu, peut être mis au compte du narrateur/personnage), mais ne possède pas nécessairement la formation idéologique, ni la connaissance de la théorie esthétique de Lukács, pour saisir en profondeur à quel point le récit est politiquement surdéterminé – ni donc pour s’en inquiéter92.

Notes
92.

Ce n’est pas qu’une hypothèse, je peux le prouver : c’était mon cas la première fois que j’ai lu Le grand voyage.