« le Grand voyage n’est aucunement un roman réaliste socialiste » ?

D’ailleurs, Semprun a doublement raison de penser que la dimension réaliste socialiste du Grand voyage puisse échapper à certains lecteurs, car il arrive même à ses critiques les plus avertis, les plus à même d’identifier l’influence esthétique de l’idéologie communiste, de passer outre.

Ainsi, dans un article de 1982, Barbara Foley établit une distinction entre le « roman réaliste socialiste » et le « roman irréaliste de l’Holocauste », pour comparer leur aptitude respective à « exprimer la vérité de l’Holocauste »93. Foley définit le premier genre de roman par l’intention de l’auteur de « transmettre une impression d’historicité principalement à travers les qualités représentatives – ce que Lukács appellerait la typicalité – des personnages et événements décrits » (345). En regard, « le roman irréaliste de l’Holocauste – qui s’inspire principalement des stratégies narratives du modernisme – propose une relation de référence trop distante et court le risque de ‘transcender’ l’Holocauste en l’assimilant à une universalité spécieuse » (348). Cette distinction n’aurait rien de troublant si Foley ne classait Le grand voyage dans la seconde catégorie, en relevant que « la structure chronologique discontinue transmet efficacement la blessure traumatique de l’Holocauste dans une conscience individuelle » (348). Cette dernière remarque est par ailleurs loin d’être inexacte, et rattache en effet l’écriture du Grand voyage aux « stratégies narratives du modernisme ». C’est la mise en opposition du modernisme et du réalisme socialiste qui pose problème, dans le cas du Grand voyage : il est frappant que Foley pense précisément à Lukács et à sa définition de la typicalité comme l’opposé de la démarche de Semprun, alors que le même Lukács, rappelons-le, reconnaissait dans le Grand voyage « l’un des produits les plus importants du réalisme socialiste ».

D’autre part, Ofelia Ferrán, après avoir observé que Le grand voyage « présente, dans un contexte différent, une critique des constructions mythiques de l’Histoire semblable à celle qui, selon Herzberger, est entreprise par une grande partie des récits réalistes socialistes espagnols », conclut cependant : « Pourtant, Le grand voyage n’est aucunement un roman réaliste socialiste. »94. Ces deux exemples montrent que, même en ayant à l’esprit les termes du réalisme socialiste (et Foley pense précisément à la typicalité selon Lukács), leur présence dans l’ouvrage de Semprun peut demeurer invisible au regard critique.

Notes
93.

Barbara Foley, « Fact, Fiction, Fascism : Testimony and Mimesis in Holocaust Narratives », in Comparative Literature, vol. 34, n° 4, Automne 1982, p. 345, je traduis, et remarque que Semprun parle davantage d’un camp de concentration que d’un camp d’extermination, ce qui soulève un doute sur la pertinence du terme « Holocauste ».

94.

Ofelia Ferrán, « ‘Cuanto más escribo, más me queda por decir’ : Memory, Trauma, and Writing in the Work of Jorge Semprún », in MLN, 116 (2001), p. 290, je traduis.