Comment faire un roman d’idées de témoignage ?

Mais, pour ne pas les considérer uniquement de manière négative, ces exemples montrent également la possibilité d’une autre lecture du Grand voyage : que ce soit simplement une lecture ignorante, ou qu’il y ait dans Le grand voyage une autre dimension du récit qui permette, dans une certaine mesure, de dépasser la dimension réaliste socialiste, nous aurons l’occasion d’en discuter au chapitre suivant95. Pour l’instant, il importe de considérer frontalement les problèmes posés par l’esthétique réaliste socialiste du roman, pour ceux qui la voient.

La partie purement esthétique de ces problèmes, mise à jour par les critiques indirectes de Gide et Fitzgerald, n’est en effet pas dénuée d’implications éthiques, qui concernent le statut du roman comme écrit de témoignage – et qui rendent nécessaires les remarques, même incomplètes, de Semprun dans Quel beau dimanche. La possibilité d’une rupture de l’illusion romanesque par la surdétermination typique des personnages acquiert un enjeu supplémentaire lorsqu’il s’agit aussi de témoigner : ce n’est plus uniquement la vérité romanesque qui est en jeu, mais aussi la vérité historique, ou du moins la valeur de sa représentation par le roman.

Semprun, dans le passage de Quel beau dimanche cité précédemment, rattache l’échec partiel du Grand voyage comme témoignage à une incompréhension du phénomène des camps de concentration, d’un point de vue de communiste : ignorer l’existence du Goulag, c’est-à-dire de continuer à percevoir les camps de concentration nazis comme un produit intrinsèque des rapports de domination capitalistes, interdit de revendiquer une parole vraie, même si elle est fondée sur l’expérience personnelle, au sujet de Buchenwald96. Mais cela n’est exact que si l’interprétation des camps, en tant qu’idée, détermine de quelque manière l’esthétique du roman – autrement, rien n’interdit une représentation véridique, même romanesque, des camps nazis par un témoin communiste. En ce sens, l’argument moral de Semprun admet implicitement le rapport entre idéologie et esthétique romanesque défini par le réalisme socialiste : et pose également le problème éthique (quelle vérité à ce témoignage ?) dans sa dimension esthétique (quelle valeur de représentation à ce roman, en particulier lorsqu’il se politise le moins bien ?).

Autrement dit, la critique purement esthétique fondée sur Gide et Fitzgerald, lorsqu’elle remet en cause, au moins pour certains moments extrêmes, la valeur romanesque du réalisme socialiste, pose également la question du témoignage : s’il est admis que le témoignage doit être « un espace de création », qu’advient-il de l’intention de témoigner lorsque cette création est, disons, esthétiquement fragile ? Ou encore autrement dit : si l’invention est nécessaire au témoignage comme au roman, quelles sont les limites de cette invention et, en l’occurrence, quelles sont les limites de la détermination politique de cette invention ?

Ou, pour retourner encore une fois les termes de la question : s’il est légitime d’introduire de la fiction dans le témoignage, c’est pour « rend[re] excellemment l’impression de notre voyage », c’est-à-dire pour mieux dire à quelqu’un d’autre, au lecteur, la vérité de l’expérience vécue.

Cependant, si l’invention romanesque est déterminée en grande partie par un discours politique, comme c’est le cas dans les exemples qui relèvent du réalisme socialiste, l’objet de l’invention n’est plus de rendre possible une relation privilégiée au lecteur, mais d’exprimer, de rendre vraie dans l’univers du roman, une idéologie politique ; cela, dans un sens, trahit la relation au lecteur, puisqu’au lieu de l’honnêteté représentative qu’il est en droit d’attendre, il se voit confronté à un discours politique d’autant plus gênant qu’il se présente de manière moins explicite : cherche-t-on à l’embrigader ? à quel point la vérité de l’expérience est-elle altérée pour s’adapter aux convictions politiques de l’auteur ?

Mais, plus généralement, n’est-il pas inévitable qu’un récit qui représente des faits historiques, dès lors qu’il se dégage du compte-rendu le plus immédiat (et c’est bien ce que Semprun fait en refusant le « témoignage à l’état brut », en lui privilégiant « un objet artistique, un espace de création » – même si explicitement c’est dans l’intérêt de l’art et non d’une idéologie spécifique ni d’un système intellectuel), s’articule, au moins dans une certaine mesure, autour d’une interprétation intellectuelle, abstraite, de ces faits et de leur signification ? Que ce soit de manière plus ou moins consciente, il y aura toujours des idées, une idéologie, à l’œuvre dans le processus créatif : à quel point importe-t-il alors que ces idées soient politiques ? Y sommes-nous moins réceptifs parce qu’il s’agit de l’idéologie communiste, d’une part relativement passée de mode, d’autre part posant le problème déjà évoqué de l’existence du Goulag ?

Dans ce contexte, l’idéologie politique communiste et son influence esthétique réaliste socialiste sont indicatives, plus largement, de la relation entre discours et récit dans le roman. D’un point de vue esthétique, l’évolution politique de Semprun, qui remplace l’idéologie communiste par des idées politiques et historiques moins systématiques, plus personnelles, renouvelle les enjeux du rapport entre discours et récit, mais ne modifie pas radicalement les termes de la question : comment la fiction romanesque, sur laquelle repose le projet du témoignage, peut-elle contenir un discours fait d’idées préconçues97 sans renoncer à sa dimension imaginaire ?

On conçoit bien qu’il est impossible de refuser de manière absolue le roman d’idées comme instrument de témoignage ; mais d’autre part, les critiques esthétiques adressées au réalisme socialiste, tel qu’on l’observe dans Le grand voyage, n’en sont pas moins légitimes, en ce qu’elles désignent un lieu où les idées menacent de neutraliser le roman. Il faut donc98 se demander comment peuvent se réconcilier l’intention discursive de l’auteur et les lois du récit romanesque, la formulation d’un argument historique ou politique et le mode d’existence particulier des faits, situations et personnages de roman (lesquels demandent à exister, à être crus, avant de consentir éventuellement à exprimer quelque idée).

On pourrait postuler la nécessité de ne jamais exprimer d’idées explicitement – d’une manière qui soit lisible par le lecteur, fût-ce au prix d’un petit effort d’analyse. Il faudrait rendre l’univers fictionnel suffisamment complexe pour qu’aucune correspondance directe et simple entre les élément du roman et un système intellectuel ne soit possible99. Ou, si des idées sont exprimées, ce serait à la condition de les rendre à tel point dépendantes des personnages et de leur situation qu’elles semblent provenir de l’univers fictionnel, et non du monde réel de l’auteur. On respecterait ainsi le principe gidien : « Ne jamais exposer d’idées qu’en fonction des tempéraments et des caractères. ». Mais (et je dois m’excuser d’avoir retardé cette annonce, j’ai un peu modifié la réalité pour mieux faire comprendre ce que j’avais à dire), avec une certaine ironie, qui semble contredire le propos précédent en proposant précisément l’expression de cette idée dans le roman, Gide poursuit : « Il faudrait du reste faire exprimer cela par un de mes personnages (le romancier) » ! Quelles peuvent être alors les modalités de cette expression ?

Notes
95.

Il y a de plus une dimension intertextuelle : pour qui a lu Quel beau dimanche, il est possible de revenir au Grand voyage comme à un récit problématique, mais dont l’efficacité testimoniale est rétablie par l’autocritique ultérieure de Semprun. Le lecteur voit une forme de détermination politique du récit, mais celle-ci fait partie du parcours personnel de l’écrivain et donc nous intéresse autrement, en relation au reste de l’œuvre.

96.

C’est pour cela, nous dit Semprun, que l’écriture de Quel beau dimanche, prenant en compte la dualité idéologique des camps de concentration, est nécessaire.

97.

A ne pas confondre avec les discours implicites révélés par l’interprétation critique. La distinction repose sur l’intention consciente de l’auteur, l’élaboration préalable et distincte du discours. Même si cette intention est d’ordinaire inconnaissable, il s’agit cependant d’un critère important.

98.

Et en particulier si l’on veut considérer les œuvres suivantes de Semprun où, à mesure qu’il s’éloigne du communisme, l’ambition du récit à transmettre une réflexion historique et politique n’est pas abandonnée (quoique son cadre esthétique soit appelé à évoluer).

99.

Cas limite : La Peste de Camus, où, à ma lecture, les correspondances idéologiques ont toujours l’air d’être à portée de lecture, mais ne se laissent jamais saisir d’une manière qui soit cohérente pour l’ensemble du roman ; on voit bien qu’il y a symbolisme, ou en tout cas le récit se montre comme potentiellement symbolique, mais bien malin qui pourra en faire un système ! (Un bon roman, ça se défend...)