« faire exprimer cela [...] » 

Après avoir affirmé la nécessité de « ne jamais exposer d’idées qu’en fonction des tempéraments et des caractères » (JFM12), l’auteur du Journal de Faux-monnayeurs se propose d’exprimer précisément cette idée dans son roman :

‘Il faudrait du reste faire exprimer cela par un de mes personnages (le romancier) – « Persuade-toi que les opinions n’existent pas en dehors des individus. Ce qu’il y a d’irritant avec la plupart d’entre eux, c’est que ces opinions dont ils font profession, ils les croient librement acceptées, ou choisies, tandis qu’elles leur sont aussi fatales, aussi prescrites, que la couleur de leurs cheveux ou que l’odeur de leur haleine... » (JFM12)’

Le passage entre guillemets constitue une première ébauche d’expression romanesque de l’idée en question : Gide, après avoir exposé un principe esthétique, pense à l’inclure dans son roman et note à la suite un fragment de dialogue possible, adressé par un énonciateur inconnu à un « toi » indéterminé. Cette esquisse de narrativisation opère déjà une traduction des termes de l’idée initiale. Ce qui concernait d’abord l’écriture du roman, de manière théorique, devient un discours abstrait sans référence au roman : ces quelques phrases semblent plutôt décrire un phénomène social, postuler une détermination des opinions des individus équivalente à la détermination biologique de leurs caractéristiques physiques, et ceci dans le monde réel. Dans le contexte du passage, cependant, il est clair que Gide cherche d’abord à exprimer une relation de nécessité entre les caractéristiques des personnages et leurs opinions, dans le monde romanesque. Le discours général renvoie métaphoriquement à la nature spécifique des personnages romanesques, et c’est ce sens métaphorique qui importe en premier.

Gide précise d’ailleurs son propos dans une seconde version de ce passage, donnée en appendice au Journal, sous le titre « Pages du journal de Lafcadio (premier projet des Faux-monnayeurs) » :

‘Des opinions, me dit Edouard, lorsque je lui montrai ces premières notes. Opinions... Je n’ai que faire de leurs opinions, tant que je ne les connais pas eux-mêmes. Persuadez-vous, Lafcadio, que les opinions n’existent pas en dehors des individus et n’intéressent le romancier qu’en fonction de ceux qui les tiennent. Ils croient toujours vaticiner dans l’absolu ; mais ces opinions dont ils font profession et qu’ils croient librement acceptées, ou choisies, ou même inventées, leur sont aussi fatales, aussi prescrites que la couleur de leurs cheveux ou que l’odeur de leur haleine ! Ce défaut de prononciation de Z..., que vous avez fort bien fait de noter, m’importe plus que ce qu’il pense ; ou du moins ceci ne viendra qu’ensuite. (JFM131-132, je souligne)’

La reprise, presque mot pour mot, des éléments du passage précédent s’accompagne d’ajouts importants. D’abord, la situation narrative est un peu plus développée, en particulier grâce aux noms des interlocuteurs101 : Edouard, comme on le verra, est le personnage de romancier dans Les Faux-monnayeurs ; Lafcadio, quant à lui, est un personnage des Caves du Vatican (1914) que Gide semble longtemps avoir voulu réutiliser dans Les Faux-monnayeurs, avant d’y renoncer102. Le passage se poursuit d’ailleurs sous forme de dialogue, s’éloignant ainsi du journal d’écriture pour constituer une scène possible pour le roman. Dans ce contexte, Gide resitue de manière explicite l’objet du discours dans la dynamique de la création romanesque : les opinions des individus « n’intéressent le romancier qu’en fonction de ceux qui les tiennent », c’est-à-dire qu’elles sont, pour le romancier (dans la structure du monde romanesque), déterminées au même titre que leurs caractéristiques physiques. On revient donc dans ce développement narratif à une problématique esthétique, plutôt qu’à la description d’un phénomène social y référant métaphoriquement, comme c’était le cas dans la première ébauche.

Ici, les « tempéraments et [l]es caractères » d’Edouard et de Lafcadio viennent appuyer l’expression narrative de l’idée. Lafcadio est la première personne du récit et le secrétaire d’Edouard, en charge de lui ramener des notes sur des individus appelés à devenir personnages de roman. Tous deux discutent de ce travail et du rapport aux autres qu’il implique :

‘Y a-t-il longtemps que vous le connaissez ?
Je lui dis que je le rencontrais pour la première fois. Je ne lui cachai pas qu’il m’était extrêmement antipathique.
- Il importe d’autant plus que vous le fréquentiez, reprit-il. Tout ce qui nous est sympathique, c’est ce qui nous ressemble et que nous imaginons aisément. C’est sur ce qui diffère le plus de nous que doit porter surtout notre étude. Avez-vous laissé voir à Z... qu’il vous déplaisait ? (JFM132)’

Même si l’idée première est exposée explicitement, nous sommes en présence de deux personnages pourvus eux-mêmes d’opinions, de sympathies et d’antipathies, qui permettent à l’idée de s’intégrer harmonieusement dans le récit romanesque. Parmi ces caractéristiques des personnages, le fait que l’un d’entre eux soit un romancier, et l’autre son assistant, joue ici un rôle particulier en permettant à la discussion de se dérouler simultanément sur deux plans : sur le plan romanesque, entre les personnages, et sur le plan méta-romanesque, en tant qu’idées sur le roman qui appartiennent à l’auteur.

Ce point de vue d’auteur est essentiel en ce qu’il permet au lecteur d’identifier une intention du récit, à lire parallèlement aux développements narratifs qui la mettent en place, l’assignent à des personnages et à des situations spécifiques. Chez Semprun, cette intention peut relever d’un projet politique, comme c’était en partie le cas pour l’auteur du Grand voyage, ou de la représentation historique et du témoignage, comme on va le voir par la suite. Dans l’exemple préliminaire qui nous occupe ici, c’est la lecture du Journal qui invite une lecture méta-romanesque, en inscrivant l’expression de l’idée esthétique dans un espace comparatif et dialogique. Gide conçoit cependant un procédé qui sera fondamental pour Semprun : le texte devient son propre interlocuteur par l’introduction d’un personnage de romancier.

Notes
101.

« Les personnages demeurent inexistants aussi longtemps qu’ils ne sont pas baptisés. », JFM13.

102.

Le personnage de Bernard, qui deviendra l’interlocuteur d’Edouard à la place de Lafcadio, emprunte à ce dernier certains traits de caractère : son statut de bâtard, sa moralité fluctuante.